On utilisait l’outil de communication «chi igoul-ha lchi» (chacun le dit à l’autre). Imaginez que vous devez inviter des personnes qui n’habitent pas votre quartier, votre ville, votre région. Les moyens de transport sont rares ou inaccessibles.
Vous être à Tafraout et vous voulez inviter vos cousins de Casablanca. Vous faites comment? Vous envoyez un messager par autocar qui fait le tour des cousins. La galère!
A la campagne, le souk hebdomadaire était le moyen de faire circuler l’information que les hommes propageaient dans les douars.
Combien de personnes ont été informées et seront présentes au mariage? Dieu seul le sait!
Le dicton marocain dit: li yakoule wahède, yaklouhe ‘achra (ce que mange une personne, peut être mangé par 10 autres). Quelle générosité!
Les cérémonies duraient 3 à 7 jours. Les invités passaient la nuit: 3 repas par jour, les goûters, les gâteaux, les plateaux de thé, café, jus de fruit… Préparer tout cela sans savoir pour combien de personnes est impensable. Pourtant, tout se passait dans la joie grâce à la solidarité et la simplicité.
Les femmes préparaient des monticules de mets. Il n’y avait pas de traiteur qui impose 10 personnes par table et un prix (exorbitant) par table!
Quand les maisons ont été dotées du téléphone fixe, on l’utilisait pour inviter. Mais il n’était pas généralisé dans les grandes et les petites villes, ni à la campagne.
Après, il y a eu les cartons d’invitation imprimés. Mais se posait le problème de leur distribution. Certains étaient envoyés par la poste. Mais les familles n’avaient pas les adresses des invités. Certains villages et la campagne n’avaient pas de poste.
Les familles donnaient un peu d’argent à «lagrissoune» (graisseur), qui a joué un grand rôle dans la communication et le lien social entre les régions: homme à tout faire, qui accompagne le chauffeur du car. Les familles envoyaient avec lui de l’argent, des colis, des messages oraux ou écrits. A chaque arrêt du car, des personnes attendaient lagrissoune.
En ville, il y avait lâarrada (inviteuse): une femme qui avait le droit de sortir. Elle devait être âgée pour être sage et ne pas tenter les hommes dans la rue. Elle était de condition modeste, sans hommes pour l’entretenir. Elle faisait le ménage dans les foyers et était dellala (le mot vient de «dlala», surenchère): les femmes lui donnaient des articles à vendre à d’autres femmes: tissu, foulard, caftan, bijou… Elle était aussi une messagère qui transmettait l’information de foyer en foyer, y compris les ragots.
Elle devenait âarrada à l’occasion. Ce fut le cas de Dada Mbarka (Allah yarhamha), une esclave achetée et libérée par mon arrière-grand-père. C’est horrible à dire, mais on pouvait acheter des âmes. Au Maroc, l’esclavage a été aboli en 1922. Le dernier marché aux esclaves a fermé en 1920. Mais la pratique a duré clandestinement jusqu’aux années 50.
Dada Mbarka, décédée en 2002, était le contact avec le monde extérieur pour les bourgeoises, enfermées dans leur cage dorée de la médina de Casablanca. Son statut d’esclave affranchie lui donnait une liberté que n’avaient pas les femmes des notables!
Dada, âarrada, portait une belle tenue offerte à l’occasion, mains et pieds décorés au henné, nouvelles babouches argentées ou dorées, foulard aux couleurs rutilantes, aspergée d’une eau de Cologne offerte par les générations qu’elle a élevées avec tendresse et dévouement.
Un bouquet de fleurs mélangées à la menthe, une sacoche à la main, elle faisait le tour des maisons: «Lala vous passe le bonjour et vous invite au mariage de sa fille lala Fatima. Dieu donne sâad (belle destinée) à vos enfants…»
On lui offre à boire et à manger et labiade (ou lahlawa): argent ou tissu, djellaba, foulard, babouches… pour la remercier et porter bonheur aux mariés.
Dada Mbarka, décédée à plus de 90 ans, me racontait: «Quand les cartes d’invitation sont devenues à la mode, ça m’a compliqué la vie. Je ne sais pas lire. Si personne ne répond à la maison où je sonne, je m’assois avec ma sacoche et je demande à un passant de me chercher parmi les invitations celle de la famille telle. Quand je trouve la maîtresse de maison, elle est analphabète comme moi. J’attends que quelqu’un vienne fouiller dans la sacoche pour trouver la bonne invitation.»
Enfant, quand je voyais arriver Dada étincelante comme un lustre, je savais qu’elle était porteuse d’une bonne nouvelle. Passant de maison en maison, elle connaissait les secrets de toutes les familles. Mais quand on lui posait la plus banale des questions, gênée, elle plongeait son regard par terre et répondait: «wa hdaaaye ‘lya à lala, on ne me l’a pas dit (laisse tomber madame).»
Aujourd’hui, les invitations de mariage sont envoyées par WhatsApp. Très facile: faire une liste de dizaines de personnes, envoyer une belle photo des époux, y ajouter un texte, la date de la cérémonie et, parfois, l’adresse du magasin où est déposée la liste de mariage. Ce qui est très pratique, sinon les mariés reçoivent des articles inutiles. Souvent les mêmes: service de café ou de table, plateaux, verres, assiettes…
La liste de mariage comprend les prix des articles. Les invités choisissent selon leur budget.
Mais cette liste n’est pas encore totalement entrée dans les mœurs car les familles ont honte de l’imposer aux invités.
Quelques mariés envoient avec l’invitation leur numéro de compte bancaire. Ce qui est encore plus pratique et évite les cadeaux inutiles. L’argent sert à se meubler ou à financer le voyage de noces.
Sauf que les invités se sentent obligés de dépasser leur budget par peur de paraître radins!
Un conseil? Courez les premiers au magasin, sinon il ne restera que les articles les plus chers!
Envoyer les invitations devient facile, mais… les invités ne confirment pas leur présence! Vous ne savez jamais combien de personnes seront présentes…
Le traiteur, lui, vous fait payer un forfait par invité, présent ou absent!