Parce qu’il s’agit d’une question très grave, je voudrais écrire aujourd’hui un billet parfaitement objectif, parfaitement équilibré, sans accuser ni diffamer personne, sans jeter le blâme sur ceux qui ne le méritent pas, sans faire d’erreur d’analyse.
Mais peut-on rester objectif quand il s’agit de la mort d’une jeune femme? Peut-on n’accuser personne quand il semble que cette mort aurait pu être évitée?
Samedi dernier, au soir, un ami m’appelle de Marrakech. Bouleversé, il me raconte ce qui suit.
Une jeune femme vient d’être victime d’un accident très grave. On l’a amenée, inconsciente, dans une clinique de la ville, où il se trouve lui aussi, pour d’autres raisons.
Première anomalie: les proches de la jeune femme voulaient la faire transporter vers une autre clinique, dont ils avaient donné le nom et qui jouit d’une bonne réputation. Les ambulanciers l’ont déposée devant celle-ci, de leur propre initiative.
Pourquoi?
Ils ont peut-être raison. Je n’attaque personne. Je cherche juste à comprendre.
Si c’est pour une raison qui va dans l’intérêt de la personne qui gît, inconsciente, sur le brancard -par exemple, parce que c’est la plus proche ou parce qu’ils savent que c’est là qu’on trouve les meilleurs équipements et les meilleurs spécialistes pour ce genre d’accident-, alors j’applaudis des deux mains. Si c’est pour une autre raison, si c’est pour leur propre intérêt, c’est grave et il faut tirer l’affaire au clair.
Voici la personne accidentée dans le hall de la clinique. Il faut l’opérer d’urgence.
C’est là qu’on entre dans un univers parallèle. Avant d’ouvrir le bloc opératoire, on demande à ses proches 30.000 dirhams en espèces et 50.000 dirhams sous forme de chèque certifié.
Les proches arrivent rapidement à réunir 30.000 dirhams cash en faisant appel à la solidarité de leurs amis. Pour le chèque certifié, c’est plus compliqué. On est samedi soir. Les banques sont fermées. On s’affole -que faire? On appelle les uns et les autres, on se concerte, on…
On se fige. La jeune femme vient de rendre l’âme.
Mon ami me fait entendre au téléphone les hurlements de rage et de douleur de ses proches. C’est bouleversant.
Mais je me dis qu’il faut raison garder. Le cas était peut-être désespéré; peut-être serait-elle morte même si on l’avait opérée immédiatement. Mais comment le savoir, maintenant?
J’essaie de comprendre. J’appelle une amie qui est chirurgienne dans une grande clinique de Casablanca. Après les salutations d’usage, je lui raconte ce qui vient de se passer à Marrakech et je lui pose une simple question: pourquoi faut-il payer d’avance, avant de passer au bloc opératoire?
Elle me répond, d’abord, qu’elle est aussi bouleversée que moi. Les médecins et les chirurgiens, qui sont aussi des êtres humains, sont les premiers à déplorer cet état de fait. Mais comment faire autrement? Si on opérait immédiatement, plus personne ne paierait -objectivement, peu de gens ont les moyens de le faire- et les cliniques mettraient la clé sous la porte. Est-ce cela que nous voulons?
J’ai raccroché, pensif. Voilà. J’ai essayé d’être le plus objectif que je le pouvais. Il y a des arguments d’un côté et de l’autre, dans ce genre d’affaires.
Mais, pour paraphraser Éluard, «moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable, au regard d’enfant perdue, celle qui ressemble à ceux qui sont morts parce qu’ils ne pouvaient payer…»