Nous sommes dans le dir de Tadla, région de transition entre la montagne et la plaine, au sud du fleuve Oum-Rbia, précisément à El Ksiba, dite des Aït Ouirra, du nom de cette tribu du Moyen-Atlas, branche des Aït Sokhman.
Elle est appelée aussi El Ksiba n’Moha Ou Saïd, en référence au héros de la résistance, Moha Ou Saïd Ou Rahhou, nommé en 1888 par le sultan Moulay Hassan 1er grand caïd de la puissante confédération des Aït Serri, qui regroupait un ensemble de tribus dont les Aït Ouirra, Aït Oum al-Bakht, Aït Mohand ou Aït Abdellouli.
Les chroniques retiennent les combats de Moha Ou Saïd, en 1902, dans la région de Taza, auprès du successeur, Moulay Abd-el-Aziz, contre l’agitateur Jilali Zerhouni, alias Bou-Hmara.
En 1907, avec l’occupation d’Oujda, avec le débarquement du corps expéditionnaire français et le bombardement de Casablanca, Moha Ou Saïd montre l’étendue de son opposition à l’agression coloniale et s’engage dans l’appel à la guerre sainte.
Dans son ouvrage «'Abîr Zohour», Hachem El Maâroufi le mentionne parmi les personnalités qui ont participé en 1908 à la bataille de Mediouna, aux abords de Casablanca, auprès du cheikh saharien Ahmed al-Hiba, fils de Maâ-al-Aynine ou du chef des tribus Zayane, du clan des Imahzan, Moha Ou Hammou Zayani.
Information confirmée dans son mémoire consacré en 1951 aux Aït Ouirra par le capitaine Jean Vaugien: «C’est en 1908, en Chaouia, que nous nous heurtons pour la première fois aux contingents de Moha ou Saïd, à Médiouna et à Ber-Rechid.»
Depuis la plaine Chaouia livrée aux atrocités de la conquête par les troupes du général D’Amade qui avait remplacé le général Drude, la région de Tadla limitrophe devenait vulnérable.
Vaste province située au pied du Moyen Atlas, traversée par le fleuve Oum-Rbia, réputée pour sa richesse agricole et minière dans une zone stratégique à mi-chemin entre les deux capitales impériales Fès et Marrakech, elle ne tarde pas, en effet, à être investie graduellement par les forces coloniales.
Le 23 juin 1910, sous le commandement du général Moinier, trois colonnes occupent la Kasbah de Tadla (fondée par le sultan Moulay Ismaïl sur l’Oum Rbia) au terme d’une bataille livrée près de Dar Ould-Zidouh.
Au vu de son emplacement entre les tribus, en plus de sa source d’eau qui lui vaut son appellation, Oued Zem voit ériger pour sa part, en octobre 1912, auprès de ses remparts (datant également du règne ismaélien), un poste militaire préparant l’occupation de Tadla.
Ces prises de possession ne sont cependant ni définitives ni à l’abri des offensives de la résistance et de ses harcèlements constants.
Le 7 avril 1913, les troupes du colonel Mangin s’emparent de Kasbat Tadla et pilonnent avec 800 obus le camp des troupes de Moha Ou Saïd dans sa résidence à Mechraâ Nefad.
Le 10, elles sont à la Kasbah Zidaniya près de Fqih ben Saleh en territoire Beni Amir, soutenues par les tirs des obus de l’artillerie et du feu nourri des mitrailleuses de l’infanterie, incendiant au passage les douars importants des Beni Maâdane.
Le 11, selon le même schéma, fait de rapports de forces inéquitables et d’incendies sans états d’âme, elles avancent vers Beni Mellal…
Deux mois plus tard, la direction est El Ksiba, fief de Moha Ou Saïd, décrit comme «l’âme de la résistance».
C’est que le chef rebelle avait refusé tous les pourparlers chargés de négocier sa soumission, sans céder non plus à la terreur pratiquée par Charles Mangin.
Celui-ci aurait été informé par ailleurs, dès le 2 juin, que des raids visaient les intérêts français à Kasbat Tadla.
De là, Mangin décide d’aller à sa rencontre.
Le 8 juin 1913, à une heure du matin, le groupe mobile se dirige dans le plus grand secret vers Ighrem n’Laâlam, la Citadelle de l’étendard -nom prononcé à tort Ghorb Laâlam- nichée à la lisière du Tadla, non loin du sanctuaire du cheikh mystique du 16e siècle, Sidi Ben Daoud.
«Le colonel Mangin dispose, pour l’opération prévue, de six bataillons, 4 batteries d’artillerie, deux escadrons de spahis et d’un millier de partisans à cheval; au total 130 officiers et 4.200 hommes», écrit Jacques Gandini.
C’est ainsi qu’à quatre heures du matin, les forces françaises traversent les vergers de «Ghorb Laâlam».
A l’aurore, leur cavalerie prend le contrôle de la localité; l’artillerie tente de déloger les combattants retirés dans les hauteurs, tandis que les fantassins prennent d’assaut Sidi ben Daoud.
Dressée sur un contrefort imprenable, la forteresse de Moha Ou Saïd est pour sa part détruite à la mélinite, mais le maître des lieux s’était déjà retiré à El-Ksiba.
Réalisant que l’objectif de son opération n’était pas atteint, Mangin forme une unité légère renforcée par deux batteries et poursuit sa marche.
Dans ce défilé étroit et escarpé menant au fief de Moha ou Saïd, le chef d’escadron Picard, à la tête de la cavalerie, devance la colonne et doit combattre à pied pour défendre sa position avant de se voir cerner par les résistants munis d’armes artisanales, de fusils bouhebba et de toute leur abnégation.
Quand le colonel Mangin arrive, c’est pour constater l’ampleur des dégâts.
Ces trois jours de combats du 8, 9 et 10 juin 1913 s’étaient soldés par la mort de 150 hommes, notamment le chef de la cavalerie, le commandant Picard, valant à l’opération du côté français le nom de «Désastre de Ksiba».
Cela n’occulte pas les pertes marocaines non chiffrées avec précision, ni la destruction d’El Ksiba et de la citadelle de Moha ou Saïd, enlevée à la baïonnette, avec pour seuls vestiges subsistantes quelques ruines à Taouja, au quartier Sârif.
La résistance marocaine n’avait pas dit son dernier mot.
Mangin quittait le Maroc au lendemain, en disgrâce.
Il faudra attendre 1922 pour le retour des forces françaises à El Ksiba tandis que le pays Aït Ourra ne rendra les armes qu’en 1930.
En France, quelques réactions politiques furent marquantes, notamment de la part de Jean Jaurès.
Le professeur d’histoire contemporaine Rémi Fabre écrit à son propos:
«Il a compris comme peu de ses contemporains que l’humiliation et la mise en tutelle coloniale du monde musulman, à l’heure où il aurait fallu tendre la main aux forces de progrès se manifestant en son sein, représentait non seulement une injustice, une trahison des principes universels que la France prétendait par ailleurs incarner, mais une bombe à retardement risquant d’engendrer bien des rancœurs et des haines (…) ».
L’intégrité du chef des Aït Ouirra restait quant à elle intacte.
Après avoir participé à d’autres combats, notamment en 1916 avant l’occupation de Beni Mellal, il se retrancha en montagne où il trouva la mort en 1924 à Ben Cherro, dans l’insoumission au fait colonial.
Même ses ennemis ne pouvaient manquer de signaler sa noblesse d’âme.
«Moha ou Saïd fut notre adversaire irréductible, mais loyal, écrit Jean Vaugien. Son attitude dans l’adversité ne fut pas exempte de grandeur.»
Quant à ses compatriotes, ils ont immortalisé, à travers des poèmes épiques, les jours glorieux des Aït Ouirra et lui prêtent cette phrase demeurée vivante pour la postérité: «Même si vous me donnez la lune de ce côté et le soleil en face, je ne vous laisse pas El-Ksiba».