On parle beaucoup de Casablanca, et pas assez des Casablancais. Pourquoi?
On parle de la ville, ses chantiers et ses projets, on parle d’elle comme d’un personnage en chair et en os, un humain. Et on passe à côté des femmes et des hommes, comme s’ils étaient de simples invités, échoués là par hasard.
Casablancais, mais pas trop. Casablancais un jour, pas tous les jours.
Pourquoi? Y a-t-il une raison à cela?
Peut-être qu’on reste sur l’idée que les Casablancais sont des gens de passage, en transit, et qu’on les rattache encore à la ville d’origine de leurs parents.
Casablanca est d’ailleurs la seule ville où l’on vous demande, sans avoir froid aux yeux: «Tu viens d’où?». Question stupide, mais inévitable.
C’est fou, les Casablancais claironnent, le plus normalement du monde: «Je suis Fassi… Je suis Meknachi (pardon, Meknassi)… Safiot… Hihi (de Haha)… Soussi… Chamali (du Nord)… Rifi (du Rif), Bahja (de Marrakech), etc.».
Celui qui est né dans la ville blanche va remonter loin dans l’arbre généalogique de la famille pour dénicher un lointain parent venu d’ailleurs, «monté ou descendu» à Casablanca bien malgré lui. Il vous dira alors, presque en s’excusant: «Oui, oui, je suis Casablancais…». Avant de se rattraper: «Mais ma famille est originaire de tel ou tel ville, montagne ou douar».
Je me souviens, un jour, quand je me suis retrouvé au milieu d’une bande de gamins qui me cherchaient noise, et qui se croyaient très malins, j’ai crié: «Hé ho, je suis de Casa, moi». Traduisez: «On ne me la fait pas!». Alors l’un des gamins, rigolard, s’est tourné vers la meute pour les interroger l’un après l’autre : «Moi, je connais pas Casa… Et toi, tu connais? Et toi? Et toi?».
Les gamins ont répondu, à tour de rôle: «Moi je ne connais que Mabrouka… Moi Bernoussi… Jamila 4 ou 5… Derb Lihoudi… Grigwane… Loubila… Borgone…».
Alors non, mon bon monsieur: Casablanca, connais pas!
Bien sûr, les gamins jouaient au plus malin. Mais leur mensonge «blanc» traduisait un sentiment assez courant: celui de ne pas se revendiquer de la ville, mais seulement du quartier, le derb, le bloc de maisons et de personnes reliées par un cordon ombilical. La tribu!
Le reste, c’est-à-dire la ville, n’est qu’un immense milieu interstitiel, un entre-deux: comment s’identifier à un tel non-lieu?
Les 4 millions de personnes qui habitent la ville sont pour la plupart dans cet état d’esprit. Ils se revendiquent d’ailleurs, ou alors de leur quartier et de leur classe sociale. Mettez-les dehors et ils se sentent étrangers!
Et peut-être bien que ces problèmes se répercutent dans la gestion calamiteuse de la ville.
Ça me rappelle cet élu local qui me disait, pour justifier sa faillite personnelle et celle des bureaux et conseils dont il faisait partie: «Que veux-tu… Je suis entouré de Fassis, de Marrakchis, de Doukkalis, etc.?».
Il faut dire qu’en ce qui le concerne, il se revendique «aroubi» (campagnard), avant d’être Casablancais!