Azemmour, son héros méconnu, ses Roméo et Juliette vénérés

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueAzemmour est un joyau incrusté entre forêt, fleuve et océan. La ville surplombe l’oued Oum Er-Rbia qui se jette dans l’Atlantique. Elle offre un paysage époustouflant, malheureusement totalement négligé.

Le 18/10/2024 à 11h01

Azemmour est une petite ville dépositaire d’un passé millénaire, comme en témoignent les lettres de l’époque: «De la ville d’Azemmour au village de Fès». «C’est la fiancée du printemps et de l’automne. Ses phares et ses créneaux, tels des astres brillants, observent sa vallée» (Lisan al-din Ibn Al-Khatib, 14ème siècle).

En langue amazighe, Azemmour signifie l’olivier. Sa médina de 12 hectares, construite dans l’antiquité, a été occupée il y a 30 siècles par les Phéniciens, qui s’y installèrent avec des marchands juifs. Les Carthaginois l’occupèrent il y a 25 siècles. Ce fut ensuite le tour des Romains, il y a 21 siècles, qui y ont fait prospérer la pêche.

Au 7ème siècle, elle est l’une des cités du royaume amazigh des Berghouatas. Les Berghouatas, qui ajoutèrent des dogmes et des rituels à l’Islam, en furent chassés au 12ème siècle par une tribu saharienne des Sanhaja, commandée par les Almoravides Abdallah Ibn Yassine et Youssef Ibn Tachfine. Ces derniers y construisirent des mosquées et une fontaine, et la ville devint un grand centre spirituel soufi.

Sous les Almohades, Azemmour prospère. Au 14ème siècle, les Mérinides y construisent une medersa et une petite fontaine.

De 1513 à 1541, elle est sous domination portugaise. À leur arrivée, la ville était si importance que les récits en parlent comme une ville fortifiée, comptant plusieurs dizaines de mosquées. Selon Léon l’Africain, elle comptait 5.000 feux (canoune). Ils y érigèrent des remparts et des canons autour de la médina.

En 1541, les Portugais sont chassés par les Saadiens, mais demeurent 2 siècles après à El Jadida.

Sous les Saadiens, Azemmour commerce avec l’Europe et connaît une forte présence juive, concentrée dans un grand mellah, dont il reste dans une grotte, le sanctuaire de Rabbi Abraham Moul Ness.

Azemmour est célèbre par l’alose (chabelle), une espèce de poisson très appréciée. La ville en fournissait au Maroc et à l’Europe. Sous les Portugais, la ville payait son tribut en alose, une taxe qu’un pays vainqueur impose au peuple vaincu.

Mais Azemmour subit une grande crise quand le sultan alaouite Sidi Mohammed Ben Abdallah étend le commerce à partir de l’Atlantique. Les ports de Mogador (l’actuelle Essaouira), Safi, Casablanca, Larache et Tanger en tirent profit, mais Azemmour en souffre. Le nombre de bateaux augmente et il devient impossible de franchir l’estuaire du fleuve.

Son port condamné, Azemmour n’a plus que l’agriculture et l’alose comme richesses. Mais l’alose va peu à peu disparaître après la construction d’un barrage, et l’eau de l’oued Oum Er-Rbia, régulée par ce barrage, diminue. L’alose vient de l’Atlantique et remonte l’oued à contre-courant 2 fois par an pour frayer (pondre). Sans profondeur, le poisson ne peut remonter. En plus, il est bloqué par l’ensablement de l’embouchure. Sans sa principale ressource, la cité sombre dans la précarité et dans l’indifférence.

Azemmour est un fief du melhoun et du patrimoine musical de l’Aïta de Doukkala. Outre ses arts traditionnels tels que la tapisserie et la gastronomie, sa broderie est connue par le dragon brodé en grenat, unique.

Azemmour eut aussi ses Roméo et Juliette: Moulay Bouchaib Raddad et Lalla Aïcha Bahrya.

Le saint Abou Chouaïb Ayoub Ibn Saïd Al Sanhagi a vécu au 12ème siècle. Il est réputé pour sa capacité à donner la fertilité, et surtout permettre la naissance de garçons. Les chikhate chantent d’ailleurs à sa gloire: wahya Moulay Bouchaïb, wahya âataye la’zara. Sage et érudit, il a été désigné par Youssef Ibn Tachfine pour lutter contre l’influence des Berghouatas et instaurer un islam authentique.

Mais selon la légende, il aurait rêvé d’une belle femme de Bagdad, Lalla Aïcha Bahria. Il l’aurait contactée par la force de la prière et un ballon qu’il jetait à la mer, contenant des messages d’amour. Séduite, Lalla Aïcha arrive par la mer à Azemmour, mais se noie dans l’embouchure.

Il existe une autre autre version de cette légende. Selon celle-ci, Moulay Bouchaïb, originaire de Bagdad, était amoureux de Lalla Aïcha, mais leurs deux familles refusent leur mariage. Meurtri, il part se réfugier à Azemmour, et envoie à sa bien-aimée des messages via un ballon jeté à la mer. Elle le rejoint, mais meurt noyée dans l’embouchure. Dévasté, Moulay Bouchaïb mourut sans ne s’être jamais marié. Lalla Aïcha, désormais la sainte qui réunit les amoureux, a quant à elle son propre sanctuaire.

Azemmour a aussi son héros. Il se nomme Mustapha Zemmouri, Estebanico, Stéphane le Noir ou Stéphane le Maure, et est né à Azemmour vers 1503, sous l’occupation portugaise. Il fut, raconte-t-on, le Premier Africain, Amazigh et Marocain à poser les pieds en Amérique. Il fut, pour ainsi dire, le tout premier Afro-américain.

Enlevé en 1522, il est vendu comme esclave en Espagne, puis embarqué dans une expédition maritime pour la conquête de l’Amérique, mais le bateau fait naufrage. Il est l’un des quatre rescapés. Il devient le chef du groupe et arrive à gagner la confiance des Amérindiens. Son teint sombre et sa forte corpulence lui donnaient une aura particulière. Ayant une grande connaissance de la médecine par les plantes, Mustapha devient guérisseur.

Il parlait plusieurs dialectes amérindiens, connaissait les noms et les lieux des tribus indiennes. Grâce à lui, les explorateurs ont découvert le Texas, le Mississippi, la Louisiane, l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le nord du Mexique. Il fut assassiné en 1539, dans des circonstances restées mystérieuses.

Aujourd’hui encore, Estevanico est célébré aux États-Unis. Des associations portent son nom, ses portraits ornent des lieux publics et sa statue fait partie de celles des 12 grands maîtres de la navigation de la Renaissance.

Combien de Marocains connaissent Mustapha Zemmouri? Quel intérêt la ville d’Azemmour lui a-t-elle accordé, à part une fresque sur un mur?

Azemmour. Un grand potentiel touristique négligé. Elle pourrait attirer des visiteurs pour des séjours dans de superbes riads surplombant l’Oum Er-Rbia ou des promenades dans les barques, ou encore pour des déambulations dans les dédales d’une médina dont chaque pavé témoigne d’un passé illustre.

Il n’en est malheureusement rien. Malgré son patrimoine immatériel énorme, Azemmour agonise.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 18/10/2024 à 11h01