Le mouton, lié au sacrifice du Prophète Ibrahim, symbolise la soumission à la volonté divine. Beaucoup pensent, à tort, que seul le mouton (hawli) mâle, avec des cornes, et non la brebis (naâja), peut être sacrifié.
L’animal doit être domestique et non sauvage, de toutes les espèces: chameau, bovins, ovins, caprins, mâles ou femelles (Imam an-Nawawi).
Le sacrifice était respecté parce que les familles étaient majoritairement rurales. Elles engraissaient leurs bêtes sans grands moyens. L’alimentation du bétail était produite sur place et l’herbe était disponible gratuitement.
Aujourd’hui, la majorité des Marocains est citadine. La sécheresse a appauvri les ruraux. Les moutons mangent elfassa (luzerne), tbène (paille) empilée en nouadère, après l’ahsad (moisson), et autre paille de fèves, de petit-pois ou de maïs… selon la région.
Sans pluie, dans plusieurs régions, les céréales n’ont pas poussé. Dans d’autres, les tiges, qui peuvent être hautes d’un mètre, n’ont pas dépassé les 20 centimètres. Le prix de la paille a flambé, ainsi que celui de l’alimentation du bétail à cause du prix du carburant qui sert à puiser l’eau dans les puits pour l’irrigation et à cause des frais de transport.
L’herbe verte qui couvrait les plaines et les montagnes, parsemée de fleurs colorées rehaussant le goût de la viande, est rare. Achetée, l’alimentation d’un mouton atteint 15 dirhams à 20 dirhams par jour.
L’ambiance est morose. Beaucoup auraient souhaité que l’État annule le sacrifice. Une décision qui aurait enfoncé davantage les paysans dans la précarité.
Les races importées sont moins chères que les locales, mais leur chair est moins savoureuse. L’idéal serait les prestigieux Sardi ou Bergui, hauts sur pattes, bien engraissé, avec lagroune maftouline, les cornes en spirale. Car pour beaucoup, la taille du mouton valorise face aux voisins.
Mais le Sardi coûte 82 dirhams le kilo, le Bergui 75 dirhams. Les prix vont de 3.000 à 15.000 dirhams. Restent les moutons importés de Roumanie, d’Espagne et du Portugal: à partir de 60 dirhams le kilo. L’Espagnol reste le meilleur rapport qualité/prix, à partir de 1.600 dirhams par tête.
Mais certaines de ces bêtes sont fartasse, sans cornes. Pour de nombreux Marocains, la bête doit avoir des cornes. Pour les moutons importés non fartasse, il faut ajouter 5 dirhams au kilo. On leur reproche aussi d’être gartite, courts sur pattes et guère imposants.
Beaucoup s’étouffent financièrement, entre avance sur salaire, crédit payé sur une année et surendettement… Faute de moyens, beaucoup de jeunes couples se désistent et passent la fête avec leurs parents. Et grâce à la solidarité, dans de nombreuses familles, plusieurs membres cotisent pour une seule bête.
Souvent, le rituel l’emporte sur le religieux: «C’est pour mes enfants. S’ils voient les moutons des voisins et sentent l’odeur des grillades, ils seront tristes». Normal chez une population qui n’a pas accès souvent à la viande et qui attend ce jour pour en être rassasiée.
Je m’interdis de les juger, car moi, j’ai le choix, pas eux. Familles précaires, elles vivent les frustrations toute l’année. Cette fête leur procure du plaisir. D’autant qu’elle unit: des quatre coins du Royaume, les travailleurs prennent leur congé annuel pour rejoindre leur famille.
La société a subi de nombreuses transformations qui impactent cette fête.
Les familles se sont nucléarisés et n’ont plus d’aide. S’ils ont des aides ménagères, elles partent en congé. Normal! Les épouses souffrent: «Les hommes sacrifient le mouton et nous laissent la corvée… Un cauchemar». Les mères n’ont plus beaucoup de filles qui aident.
Certaines familles aisées vont dans des hôtels ou le personnel se charge de tout.
Beaucoup de jeunes femmes sont incapables d’assumer le rituel: ayant le cœur tendre, elles ne supportent pas la vue du sang. D’autres sont écœurées par les tripes et la tête dégoulinante de sang. Ces citadines ignorent tout de la campagne et des moutons, morts ou vifs. Beaucoup, de tous les milieux, sont dégoûtées: «J’adore les brochettes, mais pas le sang et les crottes». «J’ai peur des moutons, j’ai la nausée».
Les appartements ne sont pas adaptés à un tel rituel: «D’épuisants allers-retours entre la maison et la terrasse. L’odeur est insupportable. Dans les escaliers, des crottes, du sang, du charbon…».
À Casablanca, on peut faire héberger son mouton dans les étables des abattoirs 48 heures avant la fête, pour 24 dirhams par nuit. L’abattage coûte 240 dirhams et permet d’éviter la corvée: vous repartez avec la viande coupée, emballée dans des sachets. Très pratique, certes, mais la dépense est inaccessible à toutes les familles et cela prive de la cérémonie et des rituels ceux qui y tiennent.
Beaucoup de jeunes couples ne font pas le sacrifice. Certains se rattrapent par la sadaqa (l’aumône). D’autres préfèrent voyager pour déstresser.
Selon les nouvelles habitudes alimentaires des jeunes, le mouton est source de cholestérol. Des traditions culinaires disparaissent : gueddide, kourdasse, mjabna, bakbouka: bourses de karcha (panse), farcies de foie, tripes, épices… séchées au soleil et conservées pour agrémenter couscous et autres plats.
Réaction d’un jeune: «Avant, il n’y avait pas de frigo. Nous ne mangeons plus ces produits exposés au soleil, à la poussière, aux crottes des insectes». Une jeune fille: «ikhkh! Des grenades puantes, infestées de microbes». La génération des «livraisons» a rompu avec ces produits.
Près de 5,8 millions de bêtes sont prévues cette année. Un chiffre qui diminuera dans l’avenir, pour toutes les raisons citées et par manque de moyens: en 2014, 4,7% des ménages n’ont pas accompli le sacrifice. En 2014, ils étaient 12,6% (selon les chiffres du HCP). Le prochain recensement révélera certainement une augmentation.
Très bonne fête à toutes et à tous. Une douce pensée pour les familles et leurs enfants qui tiennent au mouton mais qui en sont privés.