Alors que le débat bat son plein autour de la nouvelle réforme de la Moudawana, le témoignage de Saïd Saâdi revêt une importance particulière. En tant que secrétaire d’État chargé de la Protection sociale, de la Famille et de l’Enfance au sein du gouvernement El Youssoufi I (1998-2000), l’homme s’était retrouvé en première ligne face aux islamistes et autres conservateurs lorsqu’il a eu à défendre le «Plan d’intégration de la femme au développement», qui allait baliser le chemin vers la réforme de la Moudawana de 2004.
Né à Casablanca en 1950, Saïd Saâdi s’est, dès son jeune âge, rallié aux idées de gauche, incarnées par certaines figures emblématiques de la pensée politique de la période post-indépendance du Maroc, dont l’économiste et homme politique Aziz Belal, l’un des fondateurs du Parti de la libération et du socialisme (PLS), lui-même héritier du Parti communiste marocain (PCM).
L’enfant de «Derb Lihoudi» (de son vrai nom: quartier Martinet) est issu d’une famille comptant nombre de militants de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), matrice de la gauche marocaine. «J’ai été imprégné par cet environnement dans lequel les gens aspiraient à la démocratie et à la justice sociale. Résultat, je me suis spontanément intéressé à la politique», explique-t-il. En 1976, alors qu’il venait d’entamer une carrière d’enseignant à l’ISCAE, à Casablanca, il décide de rejoindre les rangs du Parti du progrès et du socialisme (PPS), fondé deux ans plus tôt sur les décombres du PLS. Au fil des années, il prend des galons au sein de la formation de feu Ali Yata, jusqu’à en devenir l’un des cadors.
Le 14 mars 1998 marque un tournant dans le parcours de Saïd Saâdi, avec sa nomination au poste de secrétaire d’État chargé de la Protection sociale, de la Famille et de l’Enfance au sein du gouvernement d’alternance, conduit par Abderrahmane El Youssoufi.
«J’étais à l’Université de Princeton, aux États-Unis, où j’exerçais en tant que chercheur visiteur dans un institut spécialisé dans les études sur la région MENA, quand des camarades du bureau politique du PPS m’ont demandé de rentrer au Maroc, afin de suivre l’évolution des négociations ouvertes pour la participation du parti au gouvernement», raconte-t-il.
Et contre toute attente, le chercheur se retrouva en bonne place sur la liste des «ministrables». «Un vendredi, alors que je m’apprêtais à repartir aux États-Unis et que la valise était déjà prête, la direction du parti m’a appelé pour me dire que Si Abderrahmane El Youssoufi avait demandé mon CV», se rappelle-t-il.
Saïd Saâdi est sans doute celui qui incarne le mieux les difficultés rencontrées par la réforme de la Moudawana au début des années 2000, bien que ce projet, tient-il à préciser, remonte à la quatrième Conférence onusienne sur les femmes, organisée à Pékin en 1995. Et pour cause, au cours de cette assemblée, le Maroc avait pris un engagement ferme pour la préparation d’un «Plan d’intégration de la femme au développement». Deux ans plus tard, feue Zoulikha Nasri, nommée alors secrétaire d’État à l’Entraide nationale dans le gouvernement Filali III, avait déjà commencé à travailler sur le dossier, pendant une période de six mois, traçant la voie à son successeur Saïd Saâdi.
Dès son investiture, le 14 mars 1998, le gouvernement El Youssoufi a pris dans ce sens un engagement ferme, insistant dans son programme quinquennal sur la nécessité d’une plus forte implication de la femme dans les domaines politique, économique, juridique et social. «Ce programme a été approuvé en Conseil des ministres sous la présidence de feu Hassan II. Il incombait au département ministériel que je dirigeais de veiller à la mise en œuvre de ces engagements», rappelle Saïd Saâdi.
Un parcours semé d’innombrables embûches
La réflexion autour de la conception de ce plan s’est étalée sur une durée longue de onze mois, déclinée en une succession d’ateliers, au nombre de huit au total. Une fois complété, le plan a été présenté, le 19 mars 1999, dans un palace rbati, en présence de la princesse Lalla Fatima Zohra, Abderrahmane El Youssoufi, Zoulikha Nasri, des ministres et des acteurs de la société civile.
Plutôt qu’un aboutissement, la mouture finale du «Plan d’intégration de la femme au développement» n’était en réalité que le début d’un parcours semé d’innombrables embûches. Le texte allait en effet donner naissance à un intense débat national, confrontant les supporters de la réforme à ses opposants, dont le point d’orgue a été l’organisation, le 12 mars 2000, de deux marches nationales antagonistes, l’une à Casablanca, à l’initiative des islamistes, l’autre à Rabat où ont défilé les progressistes.
«J’ai naturellement participé à la marche de Rabat qui avait un caractère presque festif, contrairement à celle de la marche de Casablanca. J’ai été surtout surpris par le traitement des médias, qui ont gonflé le nombre de marcheurs à Casablanca, en minorant celui des participants à celle de Rabat», déplore l’ancien ministre. «Cela dit, les deux marches étaient pacifiques et ont reflété la métamorphose de la société marocaine, qui aspirait à des valeurs de modernité», précise-t-il.
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«El Youssoufi a transmis ce rapport à son conseiller, Ahmed El Khamlichi, qui a, en guise de réplique, rédigé un rapport réfutant, preuves à l’appui, l’argumentation du ministre des Habous. Dans son texte, il s’est référé à une pensée juridique clairvoyante, dans laquelle l’islam est présenté comme un message respectueux de la dignité humaine et des valeurs de justice, qui ne peut en aucun cas s’opposer au principe de l’égalité», poursuit notre interlocuteur.
Saïd Saâdi ne manque pas non plus de pointer l’attitude du parti de l’Istiqlal qui, cédant à la pression de son courant conservateur, avait fini par faire volte-face et déclarer son opposition au plan. Ainsi, au lendemain des deux marches de Casablanca et de Rabat, invité de l’émission «Fil wajiha», animée par la défunte Malika Malak, Abbas El Fassi avait clairement déclaré que Saïd Saâdi, porteur du «Plan d’intégration de la femme au développement», devrait présenter sa démission et quitter le gouvernement.
«Tirs amis»
Outre ces «tirs amis», l’ancien ministre a dû aussi faire face aux attaques virulentes des islamistes de tous bords et des autres courants conservateurs qui l’accusaient de vouloir «diviser la société marocaine» et «semer la fitna». La tension monta d’un cran lorsque le ministre commença à recevoir personnellement insultes et menaces. «Des inconnus m’appelaient sur le téléphone fixe de mon domicile à 5H00 du matin. J’ai eu droit à un déversement d’insultes, d’injures et de menaces. J’ai dû alerter la police», regrette-t-il. Saïd Saâdi et sa famille sont alors placés sous protection policière, situation qui va durer jusqu’à son départ-surprise du gouvernement, lors du remaniement ministériel de septembre 2000.
«Cela me reste encore en travers de la gorge», avoue l’ancien ministre en commentant son départ du gouvernement El Youssoufi. «Ce fut une surprise pour moi. J’estime en toute sincérité avoir fait ce qu’il fallait faire et ce dont j’étais pleinement convaincu. Le contexte n’était pas favorable sur le plan médiatique… Mais en politique, comme disait Ahmed Osman, il faut être capable d’avaler des couleuvres. Après mon expérience au gouvernement, je peux vous dire que des couleuvres, j’en ai eu plus que ma part», conclut Saïd Saâdi.