Dans ce document de référence synthétisant la nouvelle doctrine étrangère de la Russie, les Occidentaux sont accusés de vouloir «affaiblir la Russie par tous les moyens et «d’imposer» des principes idéologiques pseudo-humanistes et néolibéraux qui conduisent à la perte de la spiritualité traditionnelle et des principes moraux». Ce serait une «guerre hybride» venue de l’Ouest.
Un texte de première importance: il définit durablement la place et le leadership mondial que revendique ce pays-continent de plus de 17 millions de km2 et de pas moins de neuf fuseaux horaires. A-t-il été bien appréhendé dans toutes ses dimensions par les uns et les autres? Si tel avait été le cas, le président Macron ne se serait sans doute pas échiné à téléphoner au président Poutine, plus d’une vingtaine de fois -un total d’une trentaine d’heures… Ce que l’on pourrait appeler la «diplomatie du téléphone» ne porte pas ses fruits: tant s’en faut. Et le locataire de l’Elysée a sans doute péché par présomption comme s’il pouvait arriver à influencer son pair du Kremlin...
Cela dit, comment ce dernier voit la Russie? Comme pays-civilisation «unique» avec une mission pratiquement millénariste: celle d’une puissance eurasiatique et même euro-pacifique, au cœur du développement pacifique de l’humanité et du maintien de l’équilibre mondial. C’est ce prisme-là qu’il faut retenir: il éclaire la conception et le prisme des stratèges russes dans leur interprétation du monde en mutation. La Russie se veut une puissance historique qui ne saurait être reléguée à un rang secondaire par des puissances hostiles occidentales, une hostilité qui s’est cristallisée avec le conflit ukrainien. Depuis le 22 février 2022, le curseur de Moscou à l’endroit des autres Etats est ternaire: une approche constructive, neutre ou inamicale et hostile. Il se prononce pour une plus grande démocratisation des relations internationales. Mais en même temps, le document dénonce certains «Etats habitués à penser conformément à la logique de la prédominance globale et néocolonialisme… qui refusent de reconnaître les réalités d’un monde multipolaire».
Le curseur russe considère que le système du droit international est soumis à rude épreuve par «un groupe limité d’Etats qui essaie de le substituer par le concept d’ordre mondial basé sur l’imposition de règles, de standards et de normes élaborés sans avoir assuré la participation égale de tous les Etats intéressés».
Voilà le point central de clivage entre Moscou d’un côté et Washington et ses alliés de l’autre. Moscou précise qu’elle ne se positionne pas comme ennemie de l’Occident, qu’elle ne s’en isole pas, qu’elle n’a pas d’intentions hostiles à son égard. Mais elle compte sur le changement de leur attitude dans l’avenir: une prise de conscience de l’inutilité de leur politique conflictuelle et des ambitions hégémoniques; une considération de réalités compliquées d’un monde multipolaire; un retour à l′interaction pragmatique avec la Russie en se basant sur les principes d’égalité souveraine et de respect des intérêts mutuels. Alors, sur ces bases-là, prévaudront le dialogue et la coopération.
Que propose la Fédération de Russie? Un système de relations internationales qui protège l′identité et l’égalité des conditions du développement de tous les Etats avec une plus grande participation des pays en développement à l′économie mondiale. Dans cette optique, le droit international doit évoluer en fonction des réalités d’un monde multipolaire; il doit ainsi être débarrassé de la «domination occidentale» et «éliminer des vestiges de la domination des Etats-Unis et d’autres Etats hostiles dans les affaires mondiales». Dans le domaine sécuritaire, le documentaire est significatif: «la Russie peut utiliser ses forces armées pour se défendre et défendre ses alliés ou empêcher une attaque contre elle ou ses alliés». Une nouveauté, une ferme dissuasion... Cette doctrine ajoute qu’elle est marquée du sceau d’une approche pragmatique et rationnelle: assurer la sécurité de tous les Etats sur un pied d’égalité, mais uniquement sur la base du principe de réciprocité. Une mise en exergue d’une rupture nette avec la pratique occidentale. Est en particulier visée la politique de Washington présentée comme la principale source de risques tant pour sa propre sécurité que pour la sécurité internationale, pour la paix et pour le développement équitable de l’humanité.
Sur les perspectives à moyen et long termes, l’accent est mis sur une vision: celle de «l’Eurasie comme espace de paix, de stabilité, de confiance et de prospérité». Un destin promis à cet ensemble: c’est «le projet phare de la Russie pour le 21ème siècle». Dans cette même lignée, il est recommandé d’approfondir les liens avec «les centres mondiaux de pouvoir, tels que l′Inde et la Chine» - ce qui est déjà le cas au sein des BRICS et de l′Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Pour ce qui est du continent noir, la Russie «entend contribuer à faire de l’Afrique un centre influent du développement mondial» et accroître la coopération avec l’Amérique latine.
Enfin, cette doctrine insiste sur la nécessité du renforcement de «la coopération globale et mutuellement bénéfique» avec la civilisation «amicale» islamique. Dans cette aire civilisationnelle, des pays sont considérés comme des points d’ancrage russe (Syrie, Iran, Turquie, Egypte...). Dans le reste du monde, elle dit s’opposer à une politique des lignes de fracture dans la région Asie-Pacifique et œuvrer à des solutions pacifiques aux problèmes internationaux dans l’Arctique. Quant à l’Antarctique, il doit être préservé en tant qu’espace de paix démilitarisé. Commentant ce document, le chef de la diplomatie russe, Sergei Lavrov, a mis en cause «la nature existentielle des menaces (...) créées par les actions des pays inamicaux». D’où à ses yeux la nécessité et l’actualité de la nouvelle doctrine de politique étrangère.