Dans la longue tradition géopolitique anglo-saxonne, qui est d’ailleurs la plus ancienne avec l’allemande, une trame commune continue de relier les pères fondateurs (Mackinder, Spykman et Mahan) aux continuateurs contemporains, à savoir Brzezinski, mort récemment, et Kissinger.
Cette trame peut être définie comme étant une lecture subjective et matérialiste autant que mystique du rapport entre la terre et la mer, entre l’étendue continentale et l’immensité océanique.
Dans cette vision du monde, le substrat, le fondement de la puissance, est l’étendue maritime. Par conséquent, l’État par excellence ne peut être qu’une thalassocratie, terme qui vient du grec «thalassa» qui veut dire «mer», et «cratos» pour «pouvoir». En anglais, on parle de «Sea Power».
Ce prisme géopolitique va jusqu’à qualifier le bloc continental Eurasie-Afrique d’«île-monde», comme chez Mackinder. Le monde n’est fait dans cette perspective que d’immensités océaniques et d’îles, et un continent n’est jamais qu’une grande île.
De même, le régime politique doit être le reflet de l’océan, c’est-à-dire ouvert, changeant et transparent, autrement dit, démocratique et parlementaire. La hiérarchie, l’autorité, y est perçue comme ponctuelle, à l’image d’un capitaine de navire qui, durant la traversée maritime, a les pleins pouvoirs, mais une fois descendu sur la terre ferme, il doit s’en délester, ne pouvant ainsi plus prétendre à aucun pouvoir sur ses marins et ses matelots.
Il en va de même pour la dimension économique, avec le libre-échange, le libre marché et l’individualisme. Car de même que l’océan est ouvert et ne connaît aucune frontière, il devra en aller de même pour le marché.
La combinaison des deux aboutit à un système politique très particulier, que l’on peut qualifier d’oligarchie républicaine ou d’oligarchie censitaire. Ce type de régime a caractérisé toutes les thalassocraties dans l’histoire: Carthage, Venise, la Hollande, l’Angleterre et les États-Unis aujourd’hui.
Dans cette vision du monde, l’ennemi naturel est la terre, le continent. Ce dernier est immobile, délimité par des frontières naturelles et humaines et, surtout, peut décider à tout moment d’affamer les puissances maritimes par un blocus, car ces dernières en dépendent souvent pour les ressources alimentaires et les matières premières.
Du point de vue géopolitique, le plus grand continent, et par conséquent le plus dangereux pour la thalassocratie, est l’Eurasie avec ses 54 millions de km2. Pas étonnant que le père de la géopolitique anglo-saxonne, le Britannique John Halford Mackinder, ait situé le «pivot mondial» au cœur même de l’Eurasie, dans la région correspondant actuellement à la Russie, l’Asie centrale, la Chine intérieure et une partie du Moyen-Orient. Soit toute la partie enclavée du continent eurasiatique, et qui ne peut par conséquent civilisationnellement incarner que la terre. Cet immense territoire enclavé au cœur de l’Eurasie, Mackinder le qualifie de «pivot géographique de l’histoire» en 1904, puis de «Heartland» en 1919.
On a là l’ennemi géopolitique à l’état pur des thalassocraties. Et toute tentative d’unifier politiquement cette immensité terrestre représente une menace vitale et existentielle pour les puissances maritimes. Ainsi, les principales priorités de la géopolitique thalassocratique anglaise puis aujourd’hui américaine sont:
- Empêcher à tout prix une unification politique de cet espace.
- Empêcher ce potentiel bloc géopolitique d’accéder à la mer, plus particulièrement aux mers chaudes et aux océans.
- Endiguer et contenir cet espace géopolitique dans la continuité de la doctrine Truman durant la guerre froide, et aujourd’hui par l’expansion de l’OTAN à l’Est.
- Le rejeter à l’intérieur du continent, soit le plus loin possible des côtes.
Car comme l’explique Mackinder dans le célèbre article «The geographical pivot of history» (1904), la conquête de la partie littorale de l’Eurasie par l’État qui contrôlerait le Pivot, lui permettrait non seulement d’utiliser les vastes ressources continentales, mais aussi de construire une flotte et d’entreprendre de conquérir le monde.
Quant à l’État-pivot, incarné ces derniers siècles à tour de rôle par l’Empire russe, l’Union soviétique puis aujourd’hui l’axe Pékin-Moscou, sa doctrine vise avant tout à intégrer politiquement et économiquement le Heartland et d’opérer un désencerclement et un désenclavement face à la tenaille des puissances maritimes, en mettant la main sur tout le littoral eurasiatique qui va de l’Europe occidentale à l’Extrême-Orient asiatique (Japon, Corée, Chine maritime...), en passant par l’Asie Mineure (Turquie), le Proche et Moyen-Orient et le monde indien.
C’est donc le long de cette bande territoriale, qui joue ici le rôle de faille sismique géopolitique, que se déroule, durant ces deux derniers siècles, l’essentiel des conflits entre les puissances maritimes et le Heartland: Première et Deuxième Guerres mondiales, guerres de Corée, du Vietnam, d’Irak, de Yougoslavie, d’Ukraine actuellement, embargo sur l’Iran…
Cette lecture permet aussi d’expliquer l’expansion ininterrompue de l’OTAN vers l’intérieur du continent eurasiatique que Mackinder qualifie d’île-monde. Mais aussi la présence importante de l’armée, de la flotte et de bases américaines au Japon, en Corée, et le soutien militaire à Taiwan. On peut aussi citer la guerre d’Afghanistan qui était censée assurer aux Américains une présence militaire permanente au cœur du Heartland, soit en Asie centrale.
Rappelons aussi que même quand les soldats américains combattent sur le continent, il s’agit de «Marines», soit de marins qui se lancent à la conquête du continent.
De l’autre côté, le Heartland ne reste pas les bras croisés. La guerre en Géorgie en 2008, en Ukraine à partir de 2014 et de manière intense depuis février 2022, le projet chinois de nouvelle route de la soie, la constitution des BRICS et leur récent élargissement, la création de l’Organisation de Coopération de Shanghaï… Autant d’initiatives qui visent à intégrer l’Eurasie autant économique que politiquement, tout en opérant un désencerclement face à la tenaille américaine et par extension occidentale.
Ainsi, l’élargissement des BRICS doit être perçu comme une dynamique de désencerclement du Heartland, là où l’expansion de l’OTAN traduit une politique d’endiguement et d’enfermement de ce dernier.
Dans son célèbre livre «Democratic Ideals and Reality» publié en 1919, John Halford Mackinder a écrit une phrase devenue depuis célèbre: «Celui contrôle le pivot mondial (heartland) commande l’île-Monde (l’Eurasie); celui qui tient l’île-Monde commande le monde».