Dès son arrivée au Maroc en 1912, Hubert Lyautey donna le ton de ce que serait sa priorité, à savoir, «ne pas algérianiser le Maroc». Lui qui avait exercé plusieurs commandements en Algérie avait en effet pu y constater les dégâts causés par une administration républicaine directe et de type jacobin. Aussi, Résident général de France, il ne voulut pas voir le Maroc géré à la manière de l’Algérie. Cette volonté se retrouve dans les premières instructions qu’il donna dès sa prise de fonction dans l’Empire chérifien, comme sa correspondance le démontre.
À cet égard, je ne peux que conseiller aux lecteurs curieux les 5 tomes de ses Textes et Lettres rassemblés par son neveu Pierre Lyautey et qui constituent une source unique sur l’histoire du Maroc de 1912 à 1925. Ces volumes contiennent en effet toute la correspondance, les brouillons des dépêches envoyées à Paris, les directives aux officiers, aux contrôleurs, aux chefs des régions, ainsi que les discussions– souvent orageuses d’ailleurs–, avec les directeurs des Affaires étrangères et de la Guerre.
Le premier tome, qui couvre les années 1912-1913, illustre clairement cette volonté de Lyautey de préserver l’identité marocaine et je prendrai trois exemples qui le démontrent.
Le premier est une lettre écrite depuis Fès au mois d’avril 1913 et destinée au ministre de la Guerre à Paris au sujet de la création d’une école d’officiers de renseignement à Alger. Lyautey y écrit:
«Voici ce que je viens de découper dans un journal. Je n’en ai aucune communication officielle, mais j’avais été saisi l’année dernière par M. Millerand (Alexandre Millerand était alors ministre de la Guerre), et je vous demande instamment de réclamer ma réponse à la section d’Afrique. Je m’étais montré formellement opposé à ce que cette école préparatoire, qui peut être bonne pour les officiers des affaires indigènes d’Algérie, s’appliquât aux officiers du Service des renseignements du Maroc. Je crois indispensable que ces officiers soient formés ici même. Je constate en effet, depuis un an que rien n’est plus dangereux pour ici, que la formation d’officiers des affaires indigènes d’Algérie. Ils apportent ici des traditions d’administration directe, de formalisme, d’assimilation des Marocains aux indigènes de nos autres possessions, si dangereuses que j’en arrive à préférer recruter directement mon Service de renseignement sur place, dans les officiers de troupe (…). Sauf la langue (et encore, car ici le berbère et le chleuh prédominent beaucoup sur l’arabe) et la religion, il n’y a ici rien de commun, et aux officiers venant d’Algérie, il faut d’abord tout oublier et rapprendre ce qui est très difficile et parfois impossible».
«Que serait devenu le Maroc si la France avait nommé comme premier Résident un fonctionnaire civil formé en Algérie?»
Le second exemple concerne le choix d’une capitale pour le Protectorat. Dans un rapport écrit à Rabat en date du 19 juin 1913, Lyautey s’oppose à une décision prise à Paris sous la pression des groupes de pression algériens et visant à transférer la capitale de Rabat à Fès afin que l’influence algérienne s’exerce plus facilement sur l’administration du protectorat marocain:
«J’estime que le transfert de la capitale administrative de Rabat à Fès, ne peut être admis à aucun titre et ne résiste pas à l’examen sur place des conditions pratiques (…) Je demande donc instamment au gouvernement de décider dans le plus bref délai que, tout en reconnaissant les trois capitales politiques traditionnelles, le siège administratif du protectorat soit définitivement fixé à Rabat (…). Les nouvelles capitales doivent être recherchées sur la mer (…). Ce serait une utopie de croire que Fès deviendra une grande métropole économique grâce à l’Algérie».
Le troisième exemple est d’ordre architectural, et, là encore, Lyautey dénonce le modèle algérien. Dans une instruction en date du 2 juin 1912 et rédigée depuis Fès, il écrit:
«J’appelle l’attention du Service du Génie sur la nécessité de ne pas se hâter d’établir des constructions définitives. Il faut éviter avant tout de devenir l’esclave de ces constructions, comme il est trop souvent arrivé en Algérie. Au moment où débute, avec mon commandement, l’organisation du Protectorat, je tiens essentiellement à ne pas assumer la responsabilité d’une manière de faire aussi funeste, et qui a pesé si, lourdement sur l’Algérie. En conséquence, le directeur du Génie devra désormais, au préalable, faire soumettre par le commandement au résident général, commandant en chef, tout projet de constructions définitives».
Durant ses treize années de présence au Maroc, Lyautey eut une constante en politique qui fut de préserver l’âme du Maroc, ce qui passait par le respect de la personne de son souverain et par celui de l’identité de son peuple. Que serait devenu le Maroc si, à la place de celui qui se définissait comme «le premier serviteur du Sultan», la France avait nommé comme premier Résident un fonctionnaire civil formé en Algérie? C’est d’ailleurs ce qui se produira en partie après le départ de Lyautey quand bien des administrateurs formés en Algérie intégreront les services du Protectorat.





