Sommes-nous en présence d’une mutation culturelle, voire sociétale, où le salariat et la rente de manière générale, sources de revenus chers à la majorité de nos compatriotes, sont délaissés? L’option entrepreneuriale commence-t-elle à être perçue comme une aventure enrichissante intellectuellement et matériellement, source d’épanouissement personnelle et potentiellement porteuse d’une évolution rapide pour les méritants, ou bien c’est une option par défaut, en attendant mieux?
Pour jauger de l’attrait qu’exerce l’acte d’investir et de création d’entreprises auprès d'une population, nous disposons de plusieurs indicateurs. Nous nous limiterons à deux pour éclairer notre propos. D'abord, la part de l’investissement privé dans le total investissement annuel dans l’économie: au Maroc, celui-ci représente un tiers, l’investissement public réalisant les deux tiers restants. Les auteurs du rapport sur un Nouveau Modèle de Développement ont émis le souhait que ce taux puisse s’inverser, pour atteindre 66% pour le privé et 33% pour le public à l’horizon 2035. En Turquie, la part de l’investissement privé a déjà dépassé les 80% du total de l'investissement. Et dans la plupart des pays avancés, ce taux est plus élevé.
L’autre indicateur du dynamisme du secteur privé est le nombre d’entreprises privés, toutes tailles confondues, par rapport aux ménages. Dans la région de Vénétie en Italie, le nombre d’entreprises privées atteint presque le nombre de ménages. C’est une population composée en écrasante majorité d’entrepreneurs. Le Maroc est encore loin.
Rappelons que plus l’investissement privé et le nombre d’entreprises sont importants, plus le potentiel de croissance d’une économie s’accroît et la création d’emplois est en hausse.
Créer une classe d’entrepreneurs en nombre n’est pas chose aisée. Surtout que notre société est inhibée par un héritage historique où l’Etat demeure très présent dans l’économie, que notre instruction ne favorise pas les comportements autonomes et que le statut d’entrepreneur, objet de suspicions, n’est pas valorisant. La marocanisation et le Crédit Jeune Promoteur (CJP), deux opérations d’inégale importance, ont fait les frais de cet environnement peu accueillant et d’une mauvaise préparation.
Allons-nous répéter les mêmes erreurs, ou tirer les leçons des expériences précédentes, surtout celle du CJP? Le projet Forsa a été mis sur la place publique alors qu’il n’était pas entièrement ficelé. Flottement sur le ministère qui devait le piloter, conditions d’obtention du crédit manquant de précision, et structures d’accompagnement non disponibles dans toutes les régions... Cette précipitation du gouvernement a participé de son souhait de montrer qu’il était dans l’initiative, on peut le comprendre. Sauf que le manque de clarté a laissé croire à quelques «bien intentionnés» qu’il y avait quelques dizaines de milliers de dirhams à prendre sans conditions particulières. L’accent mis uniquement sur l’accompagnement n’a pas été un motif de découragement. La demande a explosé. Probablement mue par la nature du créancier: l’Etat, réputé peu féroce dans le recouvrement, et par l’absence de conditions sur la qualité de l’entrepreneur.
Ce n’est que suite à l’afflux massif de demandes et l’apparition d’articles de presse conseillant la vigilance que le gouvernement a accéléré la mise en place d’un comité chargé d’approfondir les conditions d’obtention du crédit.
Il semblerait que ce comité ait été convaincu de porter une attention particulière au profil du porteur de projet: sa formation, son expérience professionnelle. S’il ne dispose pas d’une expérience, il lui sera proposé une formation professionnelle de douze à dix-huit mois dans le domaine choisi. Les profils justifiant d’une expérience d’emblée devront améliorer leurs connaissances en informatique, en sus du respect des conditions d’accompagnement.
Le projet lui-même devra s’inscrire dans la vocation de la région d’implantation, être porteur d’une transformation/valorisation d’un produit local ou fournisseur d’un service nécessaire. D’autres conditions verront le jour au fur et à mesure.
Pour le moment, on pense étaler les dix-mille dossiers sur les cinq ans à venir, soit une moyenne de 2.000 dossiers par an. La demande ayant été sous estimée ou maladroitement attirée, il faut maintenant traiter équitablement toutes les demandes. Au vu du nombre de dossiers déposés, cela fait des heures de travail. Autre difficulté, certaines régions, et non des moindres, car dans le besoin, n’ont pas trouvé à ce jour de structures d’accompagnement.
Malgré ces difficultés, il faut saluer l’initiative, car elle est porteuse d’une véritable mutation dans les mentalités et encourage l’acte d’entreprendre. Sa réussite qui ne peut être que bénéfique pour la société et l’économie est tributaire de la capacité du gouvernement à la gérer correctement en mettant en place les meilleurs conditions de départ, en assurant un bon accompagnement et en étant ferme à l’égard des déviants.
Forsa, s'il est bien mené, peut être un des grands projets de la législature. Rien n’empêche de dépasser les 10.000 demandes en cas de succès.