Le Maroc en accéléré

Mouna Hachim.

ChroniqueChronique d’un pays en mouvement, vue depuis Casablanca...

Le 13/12/2025 à 11h01

Je me surprends désormais, dans ma propre ville, à consulter le GPS.

Moi qui vis à Casablanca depuis bien plus d’un demi-siècle, qui ai vu ses artères naître, se dilater, s’asphyxier puis parfois renaître, me voilà contrainte de demander mon chemin à un écran —voire à ce «GPS marocain» cher à Gad El Maleh. Non par distraction, mais parce qu’il suffit aujourd’hui de s’absenter quelque temps d’un quartier pour en retrouver un autre.

Là où je me souvenais de terrains vagues et de friches, de simples respirations urbaines, suspendues parfois à la lisière de la ville et des champs, surgissent désormais des ensembles résidentiels, des voies élargies, des passerelles, des zones d’activités, avec leurs enseignes, leurs promesses et leurs embouteillages flambant neufs.

Les grues dominent les silhouettes urbaines comme des points d’exclamation, dressées au-dessus de nos quotidiens comme autant de signes d’un futur que l’on dit lumineux.

Ma ville ne grandit plus seulement: elle se recompose à une vitesse qui dépasse parfois la mémoire de nos lieux anciens.

Ce trouble du promeneur n’est pas qu’une affaire intime. Il dit quelque chose du moment que traverse la capitale économique, et, au-delà, le Maroc tout entier.

Un pays en chantier permanent, un territoire en accélération, où la géographie se redessine à coups d’autoroutes, de lignes ferroviaires, de ports géants et de stades encore luisants de béton.

L’infrastructure est devenue bien plus qu’un outil: elle est un récit. On n’énumère plus seulement des kilomètres, on projette des horizons.

Tanger Med regarde le monde. Le TGV fend le territoire. À Nador, Marchica réinvente le rapport à la lagune et au littoral. Dans le même temps, Nador West Med s’apprête à ouvrir un nouveau front maritime sur la Méditerranée.

Plus au Sud, la voie express descend désormais jusqu’à Dakhla, où s’élève le futur port atlantique, tandis qu’à Ouarzazate, le complexe Noor, l’une des plus grandes centrales solaires au monde, a fait du soleil une énergie stratégique.

Les villes se rêvent métropoles régionales. Et le football, depuis l’épopée de 2022, accompagne cette dynamique d’un souffle populaire puissant.

À cette recomposition du territoire répond une autre effervescence, plus feutrée mais tout aussi stratégique: celle de la diplomatie.

Le Maroc redéploie sa présence sur la scène régionale et internationale avec une intensité nouvelle. Son réseau diplomatique s’étend aux quatre coins du monde, ses partenariats se diversifient, l’ancrage africain se renforce, dans une dynamique où se croisent coopération, médiation et ouverture vers l’Atlantique. La question du Sahara devient un levier géopolitique structurant: elle redessine les rapprochements, accélère les reconnaissances et positionne le pays comme un acteur pivot.

Dans cette stratégie, la diplomatie n’est plus seulement un art de la relation: elle devient un outil pour attirer les investissements, ouvrir des marchés et étendre l’influence marocaine sur les grands équilibres régionaux.

À mesure que le pays bâtit ses infrastructures, du détroit jusqu’aux rivages sahariens, il consolide aussi sa place dans le concert des nations. Un autre visage du pays en mouvement.

Certains voient dans tout cela une forme de «movida» marocaine. Un mot séduisant, qui dit l’ivresse du mouvement, l’énergie collective, les foules dans les stades, les nuits longues et les promesses de lendemains confiants.

Mais pendant que les lumières s’allument, d’autres zones restent dans la pénombre. Car le mot dit moins les fractures, les lenteurs, les attentes obstinées qui avancent à contre-rythme, presque hors champ.

La vitalité culturelle, elle, avance par éclats. Elle s’illustre dans les festivals, s’invente dans les studios improvisés, s’ingénie dans les fusions musicales portées par une jeunesse en élan.

Or, en dehors de ces foyers actifs, l’écosystème reste souvent fragile. La création pulse, ose, mais peine encore à s’inscrire dans des structures durables, à trouver des espaces pérennes, des soutiens réguliers, une place réelle dans l’espace public et économique.

Les centres se lissent et se modernisent quand de vastes pans du monde rural avancent à un autre tempo.

Des hommes et des femmes quittent leurs terres, happés par la promesse de la ville, pour se retrouver dans un entre-deux fragile: ni pleinement citadins, ni encore ruraux. Une urbanité grise, faite d’attentes, de précarités, d’adaptations maintenues sous tension.

Là, aux lisières de la ville, dans ces marges que l’on appelle pudiquement «zones de relogement», s’installent ceux que le progrès a déplacés, au nom de la lutte contre l’habitat insalubre et l’éradication des bidonvilles, à chaque fois, un peu plus loin.

À Casablanca, les habitants de Douar Bouih, à Aïn Sebaâ, auraient reçu l’assurance d’obtenir des logements dans des zones urbaines aménagées, notamment le long du boulevard Abdelkader Sahraoui, avant d’être dirigés vers des habitations qu’ils jugent indignes, situées dans la zone de «Chichane», près de Lahraouiyine.

À ces opérations sociales s’ajoutent celles dictées par les grands projets d’aménagement: élargissement des voiries, infrastructures publiques ou tracés du train régional rapide comme c’est le cas pour Derb el-Baladiya, dans le mythique Derb Sultan.

La ville avance, les cartes se redessinent. Mais le mouvement laisse des traces.

Derrière les chiffres et les plans, il y a des vies déplacées, des mémoires arrachées au sol, des voisinages et anciens réseaux de solidarités disloqués. Les indemnisations sont contestées, les procédures parfois judiciarisées, notamment lorsque les terrains relèvent de la propriété privée.

La nécessité de l’urbanisation ne fait guère de doute. Ce sont ses modalités qui interrogent: transparence, équité, accompagnement social réel.

D’un cycle d’aménagement à l’autre, les mêmes populations semblent repoussées aux marges de la ville dont elles ont pourtant contribué parfois aux fondations.

La capitale économique, ville-palimpseste, poursuit sa mue comme elle l’a toujours fait: en superposant les strates, en recouvrant l’ancien par le neuf, en effaçant pour mieux bâtir. Elle construit en détruisant, elle projette en gommant.

La nouveauté n’est pas dans le geste, mais dans sa vitesse, son ampleur, son caractère quasi systémique.

Alors, oui, la «movida» existe. On la voit, on l’entend, on la célèbre. Mais elle cohabite avec une autre réalité: celle des périphéries saturées, des marges invisibles, des habitants relégués, au fil des phases d’aménagement, un peu plus loin du cœur battant de la cité.

Le Maroc se transforme, c’est incontestable. Reste à savoir si cette accélération produira seulement de la croissance visible, des infrastructures spectaculaires et des images de modernité, ou aussi du lien, du sens, de l’équité.

Car un pays ne se mesure pas seulement à ses kilomètres d’autoroutes, mais à la manière dont il fait circuler, d’un bout à l’autre, ses promesses et ceux qu’il embarque dans leur sillage.

Par Mouna Hachim
Le 13/12/2025 à 11h01