En visite éclair au Maroc, Alain Juillet, ancien numéro 2 de la DGSE et haut responsable chargé de l’intelligence économique auprès du Premier ministre français François Fillon jusqu’en 2009, avant d’être nommé DG de grandes entreprises françaises du CAC 40, a accordé une entrevue à notre rédaction où il revient sur des dossiers chauds en lien avec la place du Maroc en Afrique, le Sahara marocain, la crise du régime algérien, la lutte contre le terrorisme et le réchauffement des relations entre Rabat et Paris, entre autres sujets.
Le360: vous avez réussi à nouer une relation particulière avec le Maroc. Quel est le secret de cette relation?
Alain Juillet: ma relation avec le Maroc est une longue histoire. Mon grand-père était préfet à Annecy, et quand Sa Majesté Mohamed V a été exilé en France à l’époque du protectorat, il a passé des moments à Annecy. Et mon père me racontait que Sa Majesté était là-bas avec son fils, feu Hassan II, qui était à l’époque Prince héritier. C’était un premier contact. Ensuite, mon père était consul général ici à Casablanca en 1961. Je suis venu à ce moment-là et j’ai eu la chance de pouvoir passer ici près de six mois. J’en ai profité pour visiter le pays. J’ai fait un raid à cheval avec un lieutenant de l’armée marocaine qui nous avait emmenés à Fès et à Meknès. J’ai donc pu découvrir le pays et je l’ai bien aimé.
«Le Maroc, c’est un pays que je connais très bien et que j’aime beaucoup.»
— Alain Juillet.
Ensuite, dans le cadre de mon travail, surtout lorsque j’étais à l’intelligence économique, j’ai eu l’occasion de rencontrer des amis marocains. Et je dois ajouter qu’à titre personnel, quand je travaillais dans une société française en Espagne dans les années 1965-1970, j’avais été à Ifni, Laâyoune, Es-Semara. À l’époque, on fournissait des produits pour l’armée espagnole qui avait à l’époque des centres de formation. J’avais aussi découvert cette zone. J’ai été aussi à Tanger, Marrakech, j’ai été partout. Le Maroc, c’est un pays que je connais très bien et que j’aime beaucoup. Et sur un plan purement technique, c’est un pays qui m’a beaucoup intéressé parce qu’il se développe considérablement, a une vraie politique de développement et réussit ce qu’il entreprend.
«Je crois qu’il faut être réaliste: le Maroc nous a remplacés. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire des choses ensemble, mais aujourd’hui, le leader c’est le Maroc.»
— Alain Juillet
Vous évoquez souvent la place qu’occupe de nos jours le Maroc en Afrique aux dépens de certaines puissances traditionnelles comme la France. Comment voyez-vous cette position évoluer dans les années à venir, et croyez-vous qu’une coopération entre Rabat et Paris serait bénéfique pour les deux parties dans le continent?
C’est un peu compliqué en définitive. Pourquoi? Parce que la France était traditionnellement le pays frère pour les pays d’Afrique francophone. Et on gérait cela depuis la France. Il faut bien dire que depuis quinze ans, la France se désengage peu à peu de l’Afrique francophone. Les banques françaises ont progressivement quitté cette zone. Et qu’est-ce qu’on a vu? On a vu que le Maroc remplaçait progressivement les Français partout. Le Maroc a eu une vraie politique d’investissement en Afrique, en plus des très grands projets menés par le Maroc comme celui du gazoduc avec le Nigeria. Et puis aussi ce projet très intéressant d’axe atlantique qui va permettre d’utiliser Dakhla comme port de développement pour le Tchad, le Niger, le Burkina Faso et le Mali. Cela veut dire que le Maroc est en train de prendre une place extrêmement importante, et je crois qu’il faut être réaliste: le Maroc nous a remplacés. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire des choses ensemble, mais aujourd’hui, le leader c’est le Maroc.
«Il y avait une volonté française de développer ses relations avec l’Algérie. Sans mentir, on peut dire que ce n’est pas une réussite.»
— Alain Juillet.
La France a récemment procédé à une reconnaissance économique de la marocanité du Sahara. Selon vous, en quoi une telle reconnaissance pourrait-elle renforcer les liens entre les deux pays qui ont connu une période de gel d’environ deux ans? Et croyez-vous que le président Emmanuel Macron saura annoncer une reconnaissance politique lors de sa prochaine visite au Maroc?
À titre personnel, et cela n’engage que moi: je suis quelqu’un qui travaille sur des bases historiques. Le Royaume du Maroc allait jusqu’au Sénégal en l’an 900. À l’évidence, le Sahara a toujours appartenu au Royaume du Maroc. Au niveau des États, le problème qui s’est posé est qu’effectivement, comme il y a cette opposition que tout le monde connait entre la position marocaine et la position algérienne, et qu’il y a beaucoup de ressortissants marocains et algériens dans les pays européens comme la France en particulier, les politiques sont un peu tiraillés. D’un côté, ils ne veulent pas s’opposer à un pays ou un autre, même si, sur le fond, ils savent que la réalité est celle que je vous ai dite. C’est sûr que selon les relations de la France avec l’Algérie en particulier, cela change le positionnement. Si on est mal avec l’Algérie, on a tendance à laisser passer la reconnaissance, si on est bien avec l’Algérie, on dit qu’on ne va pas reconnaitre.
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Les relations ont été très mauvaises entre la France et le Maroc, indiscutablement parce qu’il y avait une volonté française de développer ses relations avec l’Algérie. Sans mentir, on peut dire que ce n’est pas une réussite, et la France est en train de revenir pour retrouver les relations qu’elle a toujours eues avec le Maroc. Traditionnellement, le Maroc a été, depuis la fin du protectorat et les indépendances, le meilleur ami de la France en Afrique du Nord. Il n’y a pas de doute là-dessus. On est aujourd’hui en train de revenir à une situation normale. Dans cette situation normale, il va falloir que la France prenne position sur l’affaire du Sahara. Si vous avez regardé ce qui s’est passé en Algérie la semaine dernière, une candidate en remplacement du président Tebboune a dit que sur le Sahara, ce sont les Marocains qui avaient raison. Donc, dans la bonne société algérienne, on commence à reconnaitre avec le temps que leur position n’est pas vraiment défendable. Pour moi, c’est un petit signe. Ce genre de position va certainement faciliter la prise de position de certains pays européens comme la France pour dire clairement ce qu’ils pensent.
«Quand on voit les résultats actuels de l’Algérie, on se pose des questions parce que ça marche mal à tous points de vue dans ce pays.»
— Alain Juillet.
Vous avez souvent déclaré que le Maroc, qui n’est pas un pays riche et qui n’a pas la chance d’avoir le pétrole et le gaz, a pu avoir une belle réussite économique, alors que l’Algérie à côté, qui est un pays extrêmement riche grâce au pétrole et au gaz en particulier, est en mauvaise posture économique. Pourquoi selon vous? Cela serait-il dû à la nature du régime en place?
Quand vous comparez les monarchies et les républiques, la monarchie est dans la durée, c’est-à-dire que celui qui est en place prépare son successeur et tous suivent une politique pendant 20 ans ou 30 ans. Entre Sa Majesté Mohamed V, Hassan II et Mohammed VI, il y a une ligne de conduite. Le Maroc est un pays qui a su se développer formidablement bien parce que vous avez toute une série d’activités industrielles. Quand je vois le développement du Sud, cela ne peut être fait que dans une vision à long terme. La France, qui est une république, change de politique tous les cinq ans. C’est très mauvais parce que vous ne pouvez pas avoir une politique dans la durée.
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Quant à l’Algérie, elle est indiscutablement le pays le plus riche de l’Afrique du Nord et de loin. Mais quand on voit les résultats actuels de l’Algérie, on se pose des questions parce que ça marche mal à tous points de vue dans ce pays. Ils ont du pétrole, mais n’ont pas su l’exploiter. Dubai et Abou Dhabi, qui ont aussi du pétrole, ont su investir cet argent dans le développement. Pourquoi? Parce que ce sont des monarchies. Je pense aussi que quand on veut aller de l’avant, il ne faut regarder qu’en avant. L’Algérie a eu tort de regarder toujours le passé. En Algérie, les déclarations qui sont faites se réfèrent toujours à l’indépendance, mais l’indépendance a eu lieu il y a soixante ans. C’est fini l’indépendance.
« À l’époque où j’étais à la DGSE, les relations entre les services marocains et les services français étaient excellentes.»
— Alain Juillet.
Sur un autre registre, pourriez-vous nous parler un petit peu de vos années de service à la DGSE et de l’importance de la coopération entre les services de renseignement marocains et français dans la lutte contre le terrorisme et les autres menaces sécuritaires? Et comment cette coopération pourrait-elle être renforcée à l’avenir?
À l’époque où j’étais à la DGSE, les relations entre les services marocains et les services français étaient excellentes. Et je crois qu’elles l’ont toujours été, parce qu’on se connaissait bien et qu’on avait travaillé ensemble. Il y a vingt ans, les gens que je connaissais au Maroc étaient des gens que j’avais rencontrés avant. On avait un contact naturel et amical en définitive. On faisait notre travail mais avec beaucoup d’amitié.
Quelles leçons la France peut-elle tirer de l’approche du Maroc en matière de sécurité et de renseignement, et comment ces leçons pourraient-elles être mises en pratique pour renforcer la sécurité intérieure de la France et de l’Europe?
Pour pouvoir être efficace dans la lutte contre le terrorisme, on a besoin de la collaboration de tout le monde. Aujourd’hui, le terrorisme est international. Il faut donc avoir des échanges et des contacts avec les services de tous les pays concernés. Les Marocains ont une vision et comprennent mieux un certain nombre de détails en comparaison avec les Parisiens, même s’il y a d’excellents spécialistes en France.
«Le Maroc a une vraie stratégie qu’on connaît et comme c’est une monarchie, c’est une stratégie qui ne change pas tous les trois jours.»
— Alain Juillet.
Vous avez une connaissance géopolitique et historique approfondie du Maroc. Comment évaluez-vous son développement actuel, et quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels le pays est confronté?
Je pense que le Maroc est en train de jouer sur beaucoup de tableaux à la fois et se trouve un peu au centre. Le premier pays qui a reconnu l’indépendance des États-Unis est le Maroc, et les Américains n’ont pas oublié cela. Indiscutablement, le Maroc a su développer des liens avec les Américains, ce qui fait qu’il y a une ligne directe entre eux et les Marocains. De l’autre côté, quand on prend la péninsule arabique et le Moyen-Orient, quand vous regardez la participation du Maroc aux accords d’Abraham, vous voyez qu’il fait partie d’une réflexion générale pour la paix au Moyen-Orient. Le Maroc a renforcé des liens très forts avec les Émirats, l’Arabie saoudite et tous les pays de la zone. Vous avez aussi les pays de l’axe atlantique et les liens développés volontairement par le Maroc avec les pays de l’Afrique francophone. Pour aller dans ces pays-là, le Maroc est un point de passage intéressant puisque ce sont les banques marocaines qui assurent une grande partie du développement dans ces pays-là.
Vous avez récemment déclaré que la diplomatie marocaine est extrêmement efficace. Quels sont les points forts et les réussites qui vous viennent à l’esprit quand vous évoquez cette efficacité de la diplomatie du Royaume?
Pour être efficace, il faut savoir ce qu’on veut et où on veut aller. Le Maroc a une vraie stratégie qu’on connait et comme c’est une monarchie, c’est une stratégie qui ne change pas tous les trois jours. Les diplomates sont donc préparés à défendre, à améliorer et à amplifier cette stratégie, et ils ont le temps pour le faire. Ce qui les rend beaucoup plus efficaces.
Quand vous êtes diplomate, vous avez aussi besoin d’être convaincu pour être le plus efficace possible. Cette stratégie mondiale de la politique marocaine est une stratégie qui donne une vraie motivation parce qu’elle est dynamique et qui donne un vrai avenir au Maroc. Les pays forts sont ceux qui savent où ils veulent aller.