Il est à la Une de tous les journaux algériens. La chaîne publique de télévision lui a consacré un grand format et, dans les rédactions de tout le pays, on ne parle que de la manière de «faire mousser» le sujet, à force de saucissonnage d’extraits, de recherches d’angles plus ou moins originaux, de phrases-chocs et de punchlines assassines. Du pain bénit pour une presse aux ordres, en manque de «vrais» sujets d’actualité sous un régime où l’on ne peut plus rien dire, si ce n’est chanter à la gloire des hauts dirigeants ô combien vaillants, brillants et resplendissants. Nommons «3ammi» (tonton) Tebboune, le président de la très démocratique et extrêmement populaire république, et son acolyte, chef éternel de l’armée que la Terre entière craint et respecte.
Mais de qui s’agit-il? Ça va être un peu long, mais accrochez-vous. De l’homme providence qui a enfin trouvé le Graal censé faire de l’Algérie la force de frappe qu’elle a toujours prétendu être? De l’Elon Musk ou Bill Gates du bled, qui a décidé de faire don de ses innombrables milliards de dollars pour assurer aux Algériens le lait en poudre et les lentilles en plastique dont ils sont privés? De l’Oppenheimer local qui va, une bonne fois pour toutes, prémunir «l’Algérie mon amour» contre le complot marocco-israélo-américano-émirati? Ah que non! Ou alors, serait-ce ce prophète des temps modernes qui va enfin dire la vérité à la plèbe, la sortir de l’océan d’obscurité dans lequel elle se noie et lui montrer la lumière? N’exagérons rien.
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LE sujet en Algérie, et c’est là un rituel du mercredi aussi sacré que la prière du vendredi ou la messe du dimanche, n’est autre que l’arrestation non pas d’un, non pas de deux, ni même de trois ou quatre, mais de 35 trafiquants (parmi lesquels un Marocain) de drogue, dont ils s’apprêtaient à corrompre le si pur et si innocent peuple algérien. L’annonce est faite comme chaque mercredi donc, non pas par la police, ni même par la gendarmerie, et encore moins par les services des douanes. Mais par le ministère de la Défense himself, soit le département sur lequel règnent à tour de rôle la présidence et la chefferie de l’Armée nationale populaire. Avec cette innovation de taille: le régime ne s’est pas contenté d’aligner les malfaiteurs devant la gigantesque et dangereuse cargaison de cannabis saisie, entourée de militaires cagoulés, jusqu’aux dents armés et à l’AK-47 exhibé.
Un récit «cannabiscoté»
L’inspiration vient tout droit des nanars low-cost de Netflix, et c’est au plus méchant des «narcos» qu’on a offert la vedette. Un certain Abdeghani Chenna, arrêté dit-on, à Béchar, à la frontière entre le Maroc et le voisin de l’Est, en possession de 207 kilogrammes de «kif traité». Allez savoir ce que le terme désigne. Et puis, franchement, 207 kg, c’est petit bras.
Quand on sait que la petite police et la pauvre douane marocaines ont intercepté, dimanche 11 février dernier, une cargaison de plus de 3,2 tonnes de chira au port Tanger Med (désormais désert à cause du boycott algérien), il y a de la marge.
Ah oui, il était aussi en possession d’une arme à feu. Très importante, l’arme à feu, histoire de corser l’intrigue d’un léger twist.
Jeune, un peu quelconque («average», dirait sa bio sur un site de rencontres), Abdeghani Chenna est donc le coupable parfait, la télégénie en moins. Et c’est lui qui a eu droit à une «libre» antenne sur la télévision publique algérienne, reprise sur les autres médias tantôt in extenso, tantôt en abrégé ou en fragments. Vous en avez à toutes les sauces. Algériennes, bien sûr.
Mais plus qu’un banal traficante, comme le pays du Makhzen en compte par centaines de milliers selon le dernier décompte officiel algérien, Abdeghani Chenna est un fin sociologue. Il explique, dans un accent qui au demeurant ne correspond à aucun dialecte marocain reconnu, que si lui et ses semblables vont jusqu’à risquer leurs misérables existences dans une si répréhensible œuvre, c’est évidemment à cause du Makhzen.
Au menu de ce dernier, matin, midi et soir: une prévarication à tous les étages, de la faim, voire famine, du chômage qui frappe TOUS les jeunes et une population réduite à l’esclavage. Vous en voulez encore? Le Makhzen en personne est impliqué dans l’acheminement de drogues douces vers la non moins douce et tendre Algérie. Services de police, renseignements et jusqu’au chaouch de l’annexe administrative de l’arrondissement d’Aïn-Sebaâ Hay Mohammadi, tous sont impliqués dans cette vaste entreprise, où Chenna et compères ne sont que de la chair-chira à canon. Ils prennent la ghella (butin) et sacrifient la mella (la populace), comme dans une mauvaise chanson de raï.
Dealer, oui! Mais normaliser, Starfoullah!
Planer aussi haut ne peut se faire sans un détour par les relations Maroc-Israël. À cette altitude, tout est permis. Et là, le jeune et pauvre trafiquant se mue, tant qu’on y est, en géostratège, expliquant les tenants et aboutissants de la normalisation des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv. Starfoullah. Entre deux expéditions, le dealer avait même trouvé le temps de manifester contre cette hérésie et s’était fait arrêter. Wellah. «Tous ceux qui manifestent se font tabasser et boucler», dit-il. Et sans transition: «Même les militaires au Maroc sont contre cette normalisation. S’ils avaient trouvé moyen, il y a longtemps qu’ils auraient déserté». Et la boucle est bouclée.
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On retiendra que cette sortie fracassante, qui va chambouler à n’en point douter la géopolitique de la région, voire au-delà, intervient alors que le même ministère de la Défense et les médias algériens restent honteusement laconiques sur l’annulation de la visite prévue lundi 12 février de José Manuel Albares, ministre espagnol des Affaires étrangères, à Alger. Une défaite cuisante pour un régime qui tablait sur un impossible retournement de situation en Espagne quant à son soutien à la marocanité du Sahara.
Elle intervient aussi alors que le patron de l’armée, Saïd Chengriha, est rentré à Alger bredouille, la queue entre les jambes, d’Arabie saoudite où il avait fait le pied de grue dans une antichambre, espérant être reçu par le prince héritier et homme fort des lieux saints de l’islam, Mohammed Ben Salmane. MBS ne l’a «même pas considéré», comme disent les jeunes sur les réseaux sociaux. Au passage, le général ne s’est pas offusqué d’accomplir la Omra, alors qu’à son âge (78 ans), se rapprocher un tant soit peu du Divin relève de l’urgence absolue.
Les détournant de toutes ces questions et de bien d’autres malheurs qui frappent le régime et le pays, les médias algériens préfèrent braquer tous leurs projecteurs sur un petit trafiquant de «kif traité». Pour peu qu’il existe réellement.