Au fil des années, le règne de Mohammed VI a marqué un tournant décisif en faveur des droits des femmes au Maroc, avec des réformes clés visant à promouvoir l’égalité et la justice sociale. L’ancienne ministre et militante pour les droits des femmes, Nouzha Skalli, analyse ces progrès en soulignant les changements structurels opérés dans le Code de la famille de 2004 qui ont considérablement modifié le paysage législatif et sociétal. L’annonce récente d’une révision globale et approfondie du Code de la famille, solennellement lancée par le Souverain, représente une nouvelle étape dans cet effort d’équité et d’égalité hommes/femmes. Skalli met en lumière dans cette interview les enjeux et les attentes qui accompagnent cette réforme cruciale tout en se remémorant les défis surmontés et les succès réalisés au cours des 25 dernières années.
Le360: Le Code de la famille de 2004 a marqué une avancée significative pour les droits des femmes au Maroc. Comment évaluez-vous les réalisations de ce code au cours des 25 ans de règne du roi Mohammed VI et son impact sur la société marocaine?
Nouzha Skalli: La réforme du Code du statut personnel en 2004 et son remplacement par le Code de la famille ont fait suite à de longues luttes du mouvement pour les droits des femmes dans un contexte de polémique et de blocage. Le défunt code du statut personnel était particulièrement rétrograde, discriminatoire et injuste à l’égard des femmes.
Complètement dépassé par l’évolution de la réalité socio-économique de centaines de milliers de familles marocaines, il était fondé sur une équation erronée: l’entretien (par le mari) en contrepartie de la soumission de l’épouse. L’ancien code était caractérisé par des discriminations et des injustices à tous les niveaux: âge du mariage, tutelle légale, garde des enfants, partage des biens acquis pendant le mariage, divorce à double standard.
Les hommes pouvaient répudier leurs épouses d’un claquement de doigts ou contracter un second mariage sans aucune contrainte, alors que les femmes devaient pour divorcer introduire une demande à l’issue incertaine auprès des tribunaux. Cette situation juridique constituait une atteinte grave aux droits des femmes et des enfants et les exposait à une grande violence. Sa Majesté le roi Mohammed VI avait dénoncé cette situation dès le premier discours qu’il a prononcé après son intronisation exprimant un engagement qui ne s’est jamais démenti durant toutes les années de son règne.
Grâce au leadership royal, le Maroc a pu dépasser la polémique artificiellement suscitée par les forces les plus rétrogrades de l’éventail politique et a réalisé une véritable révolution tranquille. Lors de son discours historique du 10 octobre 2003 devant un parlement comportant pour la première fois 35 femmes élues, le Souverain a annoncé les avancées du nouveau Code de la famille. Ce code, adopté en février 2004 à l’unanimité de tous les parlementaires, a été salué au Maroc et dans de nombreux pays du monde comme une véritable révolution tranquille.
«La lettre royale a ainsi défini les fondements de la réforme qui doit s’appuyer sur une démarche marquée du sceau de la modération, de l’ijtihad ouvert, de la concertation et du dialogue.»
— Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité.
Cependant, malgré les grands progrès réalisés en faveur des droits des femmes et des enfants, des dysfonctionnements sont apparus au cours des vingt dernières années et les brèches constatées ont hélas été exploitées pour contrecarrer la concrétisation des acquis!
La révision du Code de la famille est un sujet d’actualité. Quels aspects de cette révision selon vous sont à prendre en compte pour améliorer davantage l’émancipation des femmes au Maroc?
L’annonce solennelle par Sa Majesté le roi Mohammed VI d’un nouveau chantier de réformes en faveur des droits des femmes et de l’égalité, lors du discours du Trône de 2022, a constitué une très bonne nouvelle pour le mouvement des droits humains des femmes et des enfants et confirme que Sa Majesté est à l’écoute des souffrances des femmes et des injustices à leur égard.
En examinant le deuxième message adressé par Sa Majesté le Roi à travers la lettre royale du 26 septembre 2023 adressée au chef de gouvernement, on constate le souci de respecter pleinement les dispositions de la Constitution, aussi bien au vu de la composition de l’Instance chargée de la révision du Code de la famille, que dans l’approche participative suivie, qui a considéré les associations engagées sur le terrain comme des partenaires pour le changement. Ce fut un motif de fierté de voir les militantes et les militants de la société civile reçus et écoutés par les membres de cette instance.
«Cette feuille de route émanant de Sa Majesté le Roi, en sa qualité de Commandeur des croyants et garant des droits et libertés ainsi que sa récente saisine du Conseil supérieur des Oulémas nous donnent toutes les raisons d’être optimistes.»
— Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité.
La lettre royale a ainsi défini les fondements de la réforme qui doit s’appuyer sur une démarche marquée du sceau de la modération, de l’ijtihad ouvert, de la concertation et du dialogue. La lettre rappelle que la réforme doit œuvrer à l’harmonisation du Code de la famille avec les mutations qu’a connues la société, avec les dispositions de la Constitution de 2011 en matière d’égalité hommes/femmes en droits et libertés et enfin avec les conventions internationales pertinentes ratifiées par le Maroc, notamment la convention pour l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, et la convention des droits de l’enfant.
Dans sa lettre au chef de gouvernement, Sa Majesté le Roi a par ailleurs appelé à la mise en place des instances prévues dans la Constitution comme l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination et le Conseil consultatif de la famille et de l’enfance. Enfin, il a appelé à tenir compte des enjeux de développement et à promouvoir la pleine participation économique des femmes.
Cette feuille de route émanant de Sa Majesté le Roi, en sa qualité de Commandeur des croyants et garant des droits et libertés ainsi que sa récente saisine du Conseil supérieur des Oulémas nous donnent toutes les raisons d’être optimistes quant à la réalisation des objectifs d’une réforme globale et profonde du Code de la famille. Cette réforme doit avoir pour base l’égalité et l’élimination de toutes les discriminations, et accorder la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant, en stipulant l’interdiction ferme du mariage des mineures et la reconnaissance de la paternité pour les enfants nés hors mariage! C’est justement là la revendication convergente de l’ensemble de la société civile progressiste.
Quels défis majeurs avez-vous rencontrés lors de l’application du Code de la famille en 2004, et comment ces défis ont-ils été abordés?
Dans le sillage du nouveau Code de la famille, adopté en février 2004, et sous l’impulsion royale, de nombreuses mesures d’accompagnement avaient été adoptées pour assurer le succès de la réforme: généralisation des sections de la famille dans les tribunaux, formation des juges, publication de guides pour la bonne application du code, sans oublier l’obligation pour le ministère de la Justice de publier un rapport annuel sur la mise en œuvre du nouveau Code de la famille.
Cette réforme a débloqué la situation des femmes, et a ouvert la porte à d’autres réformes législatives comme celle du Code de la nationalité pour permettre aux femmes de transmettre leur nationalité marocaine à leurs enfants nés de pères étrangers. Au niveau des politiques publiques, deux grands chantiers avaient été ouverts dès les premières années du règne de Sa Majesté: la budgétisation sensible au genre ainsi que la stratégie nationale et le plan d’action pour lutter contre les violences faites aux femmes.
En octobre 2007, j’ai été nommée par Sa Majesté le Roi à la tête du ministère du Développement social, de la Famille et de la Solidarité, poste que j’ai occupé jusqu’aux élections de 2011. La mise en œuvre du Code de la famille était dévolue au ministère de la Justice. Toutefois, j’avais la mission de coordonner les politiques publiques pour promouvoir les droits des femmes, mais aussi des enfants, des personnes âgées et des personnes en situation de handicap. En rapport avec le Code de la famille, durant mon mandat, Sa Majesté le Roi a bien voulu proclamer le 10 octobre «Journée nationale de la femme» à partir de 2008. Depuis, cette journée est devenue un rendez-vous annuel pour évaluer les progrès accomplis et les défis à relever pour atteindre l’objectif de l’égalité.
«Il y eut un autre moment très fort en octobre 2007 à l’occasion de la constitution du gouvernement Abbas El Fassi dans lequel furent nommées 7 femmes dont, pour la première fois dans l’histoire du Maroc, 5 femmes ministres à plein titre.»
— Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité.
Par ailleurs, j’ai plaidé et obtenu d’être partie prenante de l’évaluation de l’application du Code de la famille, conjointement avec le ministère de la Justice. J’ai pu ainsi braquer le projecteur sur le nombre croissant des dérogations accordées pour le mariage des mineurs et j’ai lancé le mot d’ordre «tolérance zéro pour le mariage des fillettes», ce qui a suscité la mobilisation de nombreuses associations autour de ce même mot d’ordre. Nous avions également, au sein du ministère, élaboré un guide intitulé «L’égalité au cœur de la réforme du Code de la famille». D’autre part, je me suis fortement engagée pour assurer une représentation significative des femmes dans les communes lors des élections de 2009 et ainsi contribuer à relever le taux de représentation des femmes de 0,5% à 12,38%.
Enfin, j’ai travaillé durant deux années avec mon équipe à l’élaboration de l’Agenda gouvernemental de l’égalité (Plan d’action gouvernemental de l’égalité) qui a été adopté par le Conseil de gouvernement en mars 2011.
J’avais également la charge de coordonner la stratégie multisectorielle de lutte contre les violences faites aux femmes. Les principaux défis pour la promotion des droits des femmes, c’est justement cette dimension transversale qui nécessite une coopération et une convergence de tous les secteurs publics, une tâche bien difficile à réaliser.
Quelle analyse faites-vous du rôle joué par le roi Mohammed VI dans le soutien et la promotion des réformes?
Dès son intronisation en 1999, Sa Majesté le roi Mohammed VI a décliné sa vision et son engagement fort en faveur des droits humains, des libertés individuelles et collectives, des droits des femmes et de l’égalité. Les manifestations de cet engagement sont multiples, claires et constantes. En témoigne cet extrait du discours royal du 20 août 1999:
«Comment espérer atteindre le progrès et la prospérité alors que les femmes, qui constituent la moitié de la société, voient leurs intérêts bafoués, sans tenir compte des droits par lesquels notre sainte religion les a mises sur un pied d’égalité avec les hommes, des droits qui correspondent à leur noble mission, leur rendant justice contre toute iniquité ou violence dont elles pourraient être victimes, alors même qu’elles ont atteint un niveau qui leur permet de rivaliser avec les hommes, que ce soit dans le domaine de la science ou de l’emploi?».
Nous avons parlé plus haut de son leadership remarquable dans la conduite de la réforme du Code de la famille en 2003/2004, suivie de la réforme en 2007 du Code de la nationalité. Bien entendu, il y eut un autre moment très fort en octobre 2007 à l’occasion de la constitution du gouvernement Abbas El Fassi dans lequel furent nommées 7 femmes dont, pour la première fois dans l’histoire du Maroc, 5 femmes ministres à plein titre. J’ai eu l’honneur d’en faire partie aux côtés de femmes ayant toutes déjà réalisé un parcours remarquable dans des postes publics, dans le domaine artistique ou sportif comme feue Touria Jebrane, Nawal El Moutawakel, ou encore Latifa Akharbach, Amina Benkhadra, Yasmina Baddou et Latifa Abida.
«La plupart des lois concernant les problèmes de société n’ont pas été harmonisées avec la Constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc.»
— Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité.
D’autres événements de grande importance méritent d’être signalés ici. J’ai encore en mémoire la décision de lever les réserves sur la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes, le 10 décembre 2008, et une multitude de nominations de personnalités féminines à de hautes fonctions ou à des postes de responsabilité, l’accès des femmes à la fonction de Adoul, etc. Il y a lieu de rappeler que Sa Majesté a constamment souligné, dans ses nombreux discours, l’importance de la participation des femmes dans la vie publique.
Une réforme phare qui a également été réalisée sous le leadership royal, c’est la réforme de la Constitution de 2011. Je voudrais évoquer ici le signal fort qui a été donné à travers son article 19, connu auparavant pour symboliser les prérogatives royales, et qui a été consacré à l’égalité en droits et libertés entre les hommes et les femmes et à l’engagement en faveur de la parité.
Quelles recommandations feriez-vous pour garantir que les réformes législatives récentes continuent à renforcer les droits des femmes et à favoriser leur émancipation dans les années à venir?
La plupart des lois concernant les problèmes de société n’ont pas été harmonisées avec la Constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc, car la décennie qui a suivi l’adoption de la nouvelle constitution a été marquée par l’avènement d’un gouvernement dirigé par des forces réfractaires aux droits des femmes et à l’égalité, comme en témoigne la nomination d’une seule femme au sein de ce gouvernement qui a succédé au gouvernement précédent où siégeaient sept femmes ministres. Régression d’ailleurs largement dénoncée et qui a constitué un véritable électrochoc.
«La mise à niveau des lois dans une perspective égalitaire doit nécessairement s’appuyer sur la promotion de la culture de l’égalité à l’école, dans les médias et à travers toutes les institutions.»
— Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité.
La réforme profonde et globale du Code de la famille est indispensable, mais elle devra également s’accompagner d’une mise à niveau de plusieurs autres législations, notamment le Code pénal, le Code de la nationalité, le Code de l’état civil, la loi sur la Kafala, etc.
À ce propos, un collectif d’associations «Collectif pour une législation égalitaire», intitulé «Analyse genre des lois», que j’ai eu l’honneur de coordonner a produit en juillet 2022, en partenariat avec l’ONU femmes, un rapport identifiant l’ensemble des réformes législatives nécessaires pour harmoniser nos législations avec la Constitution et les engagements internationaux du Maroc. Ce rapport constitue un outil précieux pour les législateurs et la société civile.
La mise à niveau des lois dans une perspective égalitaire doit nécessairement s’appuyer sur la promotion de la culture de l’égalité à l’école, dans les médias et à travers toutes les institutions. Il est également nécessaire d’améliorer la connaissance de la réalité plurielle des familles, en faisant ressortir les rôles et les sacrifices consentis par les femmes et cesser de produire des statistiques qui contournent la réalité pour tenir compte des tabous et des non-dits.
Notre pays doit aussi mettre en œuvre des politiques publiques, notamment en matière de protection sociale, qui garantissent l’égalité dans le bénéfice de ces politiques. À ce sujet, et dans le cadre du Think Tank AWAL Houriates que je préside, notre équipe a effectué un travail approfondi sur les familles plurielles dans un Maroc en mutation et produit un mémorandum intitulé «Familles plurielles: pour l’égalité au sein des familles et l’égalité entre les familles». Ce mémorandum comporte une centaine de recommandations qui visent à transformer les familles marocaines en «espaces d’égalité, d’inclusion, de sécurité et de solidarité».
Ce ne sont pas seulement les femmes qui en bénéficieront, c’est notre pays tout entier qui pourra figurer parmi les pays développés assurant un niveau élevé en matière de développement humain.