Les cheveux blancs, une fine moustache, un regard profond, un visage où le temps, les rires et les souffrances ont creusé leur sillage… À 74 ans, Ferhat Mehenni porte son âge avec élégance. En lui brûle un feu sacré, celui du combat auquel il a consacré sa vie, au péril de celle-ci, pour l’indépendance de la Kabylie, sa terre natale et celle d’un peuple opprimé par un régime dictatorial aux mains de militaires dont lui, l’artiste engagé, est devenu le pire ennemi. Quand on y pense, Ferhat Mehenni est peut-être l’une des raisons qui expliquent la peur qu’inspirent les artistes au régime, préférant les enfermer à double tour dans des geôles plutôt que de risquer de les laisser s’exprimer. Aujourd’hui, en Algérie, on a si peur de la prose et des alexandrins qu’on emprisonne les écrivains et les poètes. Mais les dictateurs tombent de leur piédestal, tandis que l’art, d’autant lorsqu’il s’associe à un engagement politique, demeure profondément ancré dans la pensée collective et peut soulever des montagnes, tout autant que des foules.
Ferhat Mehenni en est l’exemple vivant, lui dont l’engagement politique est indissociable de la musique et de la poésie. Son compte YouTube en est le parfait reflet. On y trouve ses anciens albums, des chansons plus récentes aussi, car l’homme n’a jamais cessé de chanter ni de composer, des chroniques musicales dans lesquelles il raconte la genèse de ses chansons et déroule le fil de sa vie dans un effet de mise en abyme, et enfin, des plaidoyers politiques adressés aux Kabyles… Politique et musique, chez cet homme, les deux sont indissociables, et c’est ce qui rend son discours d’autant plus intéressant, percutant mais surtout redoutable pour certains. «Le maquisard de la chanson engagée», c’est d’ailleurs ainsi que le surnommait le célèbre écrivain et dramaturge algérien Kateb Yacine.
L’enfant de Kabylie
Pour mieux comprendre dans quel bois est forgé cet homme qui fait trembler le régime d’Alger sans pour autant vaciller lui-même, il faut remonter à son enfance et aux circonstances de la vie qui ont fait de lui ce qu’il est aujourd’hui. Inutile de chercher sur Wikipédia: la plateforme numérique prétendument pédagogique est depuis longtemps le terrain de jeu préféré des mouches électroniques du régime d’Alger, qui y répandent les récits officiels et s’appliquent à effacer toute trace des opposants à cette propagande. Ainsi, sans surprise, on ne trouvera absolument rien dans la biographie de Ferhat Mehenni, à peine quelques mots sur son engagement politique. À croire que cet homme est insignifiant, alors qu’il s’apprête à bouleverser l’histoire de son pays après la déclaration de l’indépendance de la Kabylie le 14 décembre, à Paris, et en prenant la présidence.
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Ferhat Mehenni a vu le jour le 5 mars 1951, à Maraghna, un village de la localité d’Illulen Umalu, dans la région de Tizi Ouzou. Cette localité est loin d’être méconnue en Kabylie, car en se penchant sur son histoire, on peut se rendre compte à quel point cette terre a façonné l’engagement politique de cet homme. En effet, Illulen Umalu est considérée comme la première commune révolutionnaire d’Algérie, celle qui a vu le plus couler le sang de ses villageois lors des combats contre l’armée française. Parmi ces maquisards qui ont payé de leur vie leur liberté, l’un des plus célèbres de la région est Ameziane Mehenni, le père de Ferhat Mehenni, mort au combat. Il est donc très difficile pour le régime algérien, issu de l’armée des frontières qui n’a pas tiré une seule balle contre la puissance coloniale, d’effacer que le père de l’ennemi numéro 1 du pouvoir est un moudjahid, mort en combattant.
Orphelin de père alors qu’il est encore enfant, Ferhat Mehenni grandit avec sa mère dans un village peuplé de femmes veuves dont les maris sont morts pour l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est qu’à l’âge de douze ans, en 1963, un an après l’indépendance du pays, qu’il entre à l’école primaire, celle de Châteauneuf, à Alger, dans un premier temps, puis, à partir de 1965 et jusqu’en 1969, à Larevaa Nat Iraten. Mais à 18 ans, il est appelé à endosser le rôle de chef de famille. Il se marie et entreprend de suivre une formation d’enseignant des collèges pour devenir professeur d’arabe. À 21 ans, il retourne sur les bancs du lycée pour passer son baccalauréat en candidat libre et, en 1972, intègre l’Institut d’études politiques d’Alger pour en sortir diplômé en 1977, alors que l’Algérie de Boumediene s’apprête à passer, un an plus tard, sous la présidence de Chadli Bendjedid, le candidat de l’armée.
L’artiste engagé
Si son militantisme politique en faveur de la réhabilitation de la culture amazighe se façonne lors de ses études en sciences politiques, il naît toutefois plus tôt sous une forme artistique. Ferhat Mehenni, né dans une région qui a vu naître de grands chanteurs tels qu’Idir, El-Hadj M’hammed El Anka ou encore Mohamed Iguerbouchen, marche dans leurs pas et dans ceux de son père, lui-même artiste, et écrit en 1969 sa première chanson, «Une fleur bleue», qui passera sur les ondes de la radio kabyle.
La chanson, pour lui, est bien plus qu’un art, car, à travers cette tradition orale sacralisant le chant, il est très conscient des messages politiques qu’il peut faire passer dans ses textes, notamment ceux prônant l’éveil des consciences et la libération de citoyens asservis par un système qui assoit son pouvoir en cultivant la désinformation. En créant son groupe en 1973, Imazighen Imoula, alors qu’il est encore étudiant, il épouse dans le même temps la carrière d’un chanteur qui puise son inspiration dans la contestation du pouvoir algérien et du fanatisme islamiste. C’est donc pacifiquement et en musique qu’il prend sa guitare pour arme afin de dénoncer les dérives de la dictature du parti unique.
Son groupe devient vite célèbre auprès d’une jeunesse kabyle qui adhère d’emblée aux chants révolutionnaires de Ferhat Mehenni. Le succès, très vite au rendez-vous, se concrétise par le premier prix qu’il décroche au festival national de la chanson algérienne, et, revers de la médaille, en 1976, par son arrestation par la police à la suite d’un concert alors qu’il se trouve dans sa résidence universitaire. C’est la première expérience que fera Ferhat Mehenni de la détention. Transféré à Barberousse, une prison où les exécutions par guillotine lors de la guerre d’Algérie ont laissé place à la torture, le jeune homme sera emprisonné et torturé à de nombreuses autres reprises, toujours en raison de ses chansons militantes qu’il essaime lors de concerts gratuits de ville en village, d’une scène à une autre, afin d’éveiller les consciences sur les menaces qu’il pressent.
«Si vous ne voulez pas subir les tragédies qui vont venir, réveillez-vous, ne soyez pas spectateurs de votre mort programmée, réveillez-vous, ils vous mènent droit au précipice», écrit-il ainsi dans la chanson «Le déserteur», en 1981, période au cours de laquelle il s’est hissé au rang des artistes les plus influents du moment, mais aussi les plus redoutés par le pouvoir, d’autant que, malgré les menaces et les séjours en prison, il devient un acteur majeur du Printemps berbère en 1980. Et les titres de ses albums en disent long sur ses prises de position: «Chansons révolutionnaires de Kabylie» (1979), «Chansons berbères de lutte et d’espoir» (1981) ou encore «L’Algérie a 20 ans» (1983).
La carrière politique
À mesure de son engagement, il ajoute une autre corde à son arc, ou plutôt à sa guitare, celle de fondateur du Mouvement culturel berbère (MCB) en 1980, une organisation politique très populaire en Kabylie qui s’emploie à lutter pour la reconnaissance officielle de la langue, de l’identité et de la dimension amazighe de l’Algérie. Sans surprise, Ferhat Mehenni devient la bête noire du régime d’Alger, d’autant que, parmi ses principaux faits d’armes à la tête de ce mouvement, il initie en 1994 une «année blanche» en Kabylie. Cette «grève du cartable» entraîne pendant un an un boycott scolaire massif et une mobilisation historique pour protester contre la marginalisation de la culture amazighe et exiger la reconnaissance du Tamazight.
En 1985, il fonde également la première Ligue algérienne des droits de l’Homme. La punition ne tarde pas à tomber, et il est emprisonné pendant deux ans dans des conditions terribles. Sa sortie de prison en 1987 est suivie, un an plus tard, par la répression sanglante d’octobre 1988 afin de punir les participants aux violentes émeutes populaires à Alger et dans d’autres villes, déclenchées, sous la présidence de Chadli Bendjedid, par la crise économique, la corruption et le malaise social, notamment chez une jeunesse nombreuse et sans perspective. Ferhat Mehenni, qui n’a pas abandonné ses convictions en prison, participe alors activement à la fondation du parti d’opposition, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), dont il sera membre de l’exécutif jusqu’en 1995 avant de le quitter pour divergences politiques.
Le chemin de l’exil
Dans les années 1990, l’Algérie plonge dans la nuit d’une décennie noire, marquée tant par le terrorisme islamiste que par les tueries commises par le pouvoir. Ferhat Mehenni n’en sortira pas indemne, mais échappera à la mort de justesse, car, en décembre 1994, alors qu’il se trouve à bord du vol AF8969 de la compagnie Air France, pour se rendre à Paris depuis Alger, son avion est détourné et tous ses occupants pris en otages par quatre membres du Groupe islamique armé (GIA).
Les menaces de mort se multiplient à son encontre et visent également ses proches. S’il y échappe, ce ne sera pas le cas de son ami, le poète, chanteur et militant kabyle Matoub Lounès, assassiné le 25 juin 1998 près de Béni Douala, en Kabylie. Il choisit alors de s’exiler en France, même s’il est officiellement reconnu en tant que réfugié dans l’Hexagone depuis 2014.
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Depuis la France, il continue de composer et de suivre de près les terribles événements qui agitent son pays, avec pour point d’orgue le printemps noir de 2001, autrement appelé le printemps berbère, marqué par la répression policière sanglante de violentes émeutes et manifestations politiques de militants en Kabylie. Ferhat Mehenni n’oubliera jamais les crimes perpétrés par le régime d’Alger au cours de cette année, qui ont fait 127 morts. Il fera de leur dénonciation un nouveau combat, qu’il mettra également en musique, en 2002, avec l’album «Hymne à la Kabylie».
La naissance du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK)
Le printemps berbère va faire germer une autre idée dans l’esprit de Ferhat Mehenni, celle de la création du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK), fondé en 2001, et qui deviendra en 2013 le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie.
Comme à chaque fois que l’artiste a concrétisé politiquement son engagement, la sanction n’a pas tardé à tomber. Mais celle-ci, plus terrible que toutes les autres subies au cours de sa vie, lui coûtera la vie de son fils, Ameziane, assassiné à Paris dans la nuit du 18 au 19 juin 2004. Si son meurtre n’a jamais été élucidé à ce jour, Ferhat Mehenni n’en démord pas: pour lui, ce sont bien les services algériens qui en sont à l’origine. L’assassinat de son fils ne le fait pas pour autant taire, et Ferhat Mehenni continue de composer des albums, mais aussi d’écrire des essais, notamment «Algérie: la question kabyle» (2004), «Le siècle identitaire: la fin des États post-coloniaux» (2010), ou plus récemment, «Réflexions dans le feu de l’action – Histoire de la renaissance du peuple kabyle» (2021).
Alors que Ferhat Mehenni ne peut plus remettre les pieds en Algérie depuis 2009, il devient en 2010 le président du Gouvernement provisoire kabyle (Anavad), organe exécutif établi en exil et autoproclamé. Le combat de Ferhat Mehenni se mène dès lors depuis l’étranger et lui permet de faire connaître à l’échelle internationale le combat du peuple kabyle pour son indépendance.
Seul moyen pour le régime d’Alger de museler Ferhat Mehenni et ses partisans: appliquer le dicton du chien qu’on accuse de la rage. En mai 2021, le MAK, qui avait d’abord revendiqué une autonomie régionale avant d’évoluer vers le droit à l’autodétermination, puis la revendication à l’indépendance, est classé organisation terroriste par les autorités algériennes. Ferhat Mehenni, fondateur du mouvement, est accusé, quant à lui, «d’atteinte à l’intégrité territoriale», «d’intelligence avec des puissances étrangères», et d’avoir organisé des actions de sabotage.
Le 26 août de la même année, un mandat d’arrêt international est lancé par l’Algérie contre Ferhat Mehenni, accusé d’avoir planifié, dans le cadre du MAK, de violents incendies qui ont ravagé la Kabylie et fait 92 morts, et d’avoir commandité l’assassinat du jeune activiste, accusé à tort d’être le pyromane, Djamel Bensmail, afin de déstabiliser le pays.
À cela s’ajoute une autre accusation à l’encontre du MAK et de son fondateur: être soutenu et financé par des pays étrangers, sans surprise le Maroc et Israël. De quoi déclencher une véritable chasse aux sorcières visant les membres du mouvement en Algérie mais aussi au-delà des frontières, notamment en France. Dernière victime collatérale de cette traque aux opposants: le journaliste sportif français Christophe Gleizes, condamné le 3 décembre 2025 à sept ans de prison ferme pour avoir été en contact, dans le cadre d’un reportage sur la JSK, la Jeunesse sportive de Kabylie, avec l’un des dirigeants du club qui serait aussi un sympathisant du MAK.
Vers le chemin de l’indépendance
À 74 ans, Ferhat Mehenni n’a pas dit son dernier mot et amorce un énième pied de nez au régime d’Alger. Le 14 décembre, date anniversaire de la résolution 1514 de l’ONU, par laquelle l’Assemblée générale engageait le processus de décolonisation, a été choisie par cet infatigable militant comme date de l’indépendance de la Kabylie.
Ainsi, à partir de cette date, la Kabylie est symboliquement libérée du joug de son colonisateur. Un événement historique par lequel Ferhat Mehenni souhaite interpeller les instances onusiennes sur l’impératif de mettre à jour sa liste des territoires à décoloniser, clôturée depuis 1961, alors même que la répression du régime d’Alger sévit en Kabylie depuis 1963.











