Quand Alger armait l’ETA: les dessous d’une complicité fondée sur la terreur

Karim Serraj.

ChroniquePendant plus de trente ans, l’Algérie a été l’alliée cachée de l’ETA, offrant protection, formation et appui politique à ses terroristes. Derrière les 800 morts de la lutte basque, plane l’ombre d’une complicité d’État soigneusement tue. Camps d’entraînement clandestins, asiles diplomatiques, tractations secrètes… Voici l’histoire occultée d’une alliance tissée dans le sang et le silence.

Le 27/04/2025 à 11h01

À des milliers de kilomètres de Bilbao, c’est au cœur d’Alger que s’est tramée l’une des alliances les plus discrètes, mais les plus redoutables du 20ème siècle: entre l’organisation terroriste Euskadi ta Askatasuna (ETA) et le pouvoir algérien.

Créée en 1959, l’ETA, alors groupuscule clandestin, engage à partir de 1968 une sanglante campagne d’attentats contre l’Espagne, rêvant d’arracher au prix du sang l’indépendance du Pays basque. Mais derrière cette montée en violence, un appui décisif s’esquisse dès les premières années. Selon le criminologue Xavier Raufer, «dès 1964 l’un des dirigeants de l’ETA, Julen Madariaga, a rencontré des cadres du FLN afin de mettre en place une feuille de route logistique et financière».

Sur les routes secrètes de l’exil: l’ETA à l’école algérienne

Ce premier contact pose les bases d’une coopération souterraine. Dans les mois qui suivent, les etarras– ces combattants de l’ETA– sont accueillis à Alger avec les honneurs dus aux «frères» de lutte, invités à suivre un entraînement paramilitaire dans les camps discrets du régime algérien. Le soutien ne se limite pas aux seules armes: un véritable centre de coordination voit le jour. Un Bureau des relations internationales de l’ETA est ainsi ouvert dans la capitale algérienne, sous la direction d’Eneko Irigarai, l’un des membres fondateurs du mouvement, qui y établira ses quartiers de 1965 à 1976 (El Salto).

Pour les observateurs contemporains, cette période marque un tournant idéologique et tactique pour l’organisation basque. L’historienne Aurora Madaula emploie une expression saisissante pour qualifier cette mutation: «Nous appelons “l’algérianisation” le processus par lequel l’ETA a élargi la portée de sa lutte». Selon ses recherches à la Columbia University (Academia.edu), Madaula établit un lien direct entre «l’expérience en Algérie» et l’adoption par l’ETA d’une tactique redoutable: «la stratégie de socialisation de la terreur», utilisée par le FLN contre les Pieds-noirs et les Français d’Algérie. Loin de se limiter aux cibles politiques, la violence basque va désormais «étendre la souffrance à toute la société», rappelle l’historienne, en frappant indistinctement civils et passants, afin d’amplifier la pression sur Madrid.

Ce passage par les camps d’entraînement algériens a également laissé une marque profonde dans la doctrine militaire du groupe. Parmi les enseignements décisifs figure l’usage du car-bomb, une arme emblématique du FLN durant la guerre d’Algérie. Cette technique, jusque-là marginale en Europe, s’est diffusée au sein de l’ETA grâce aux sessions de formation organisées au sud d’Alger.

Des années plus tard, à l’heure des bilans, plusieurs anciens membres repentis du mouvement n’hésiteront pas à évoquer la dette stratégique envers «l’école algérienne». Dans la presse espagnole, le nom de «Soumaâ», petite localité perdue dans l’arrière-pays algérois, résonne aujourd’hui encore comme un sésame noir dans la mémoire de l’ETA: celui d’une école secrète où l’insurrection basque a trouvé, loin des regards, les armes et les méthodes d’une terreur devenue systémique.

Camps d’entraînement et asile politique: l’Algérie, base arrière de la terreur basque

Dans les sables chauffés à blanc des années 1970, un étrange ballet de jeunes recrues s’organise à l’abri des regards. À des kilomètres des Pyrénées, c’est au sud d’Alger, dans des camps d’entraînement soigneusement tenus secrets, que se forge une nouvelle génération de terroristes basques.

Dès cette époque, la documentation ne manque pas: des témoignages et des rapports montrent que les membres de l’ETA suivent des stages de combat sophistiqués, sous la supervision de militaires algériens, mais aussi de leurs propres cadres vétérans. Ce dispositif d’instruction clandestine bénéficie même de renforts inattendus. En juillet 1978, le quotidien espagnol ABC relaie une information explosive de l’Associated Press: «Des instructeurs cubains coopèrent en Algérie pour entraîner des terroristes de l’ETA».

Édition du 8 juillet 1978 du quotidien espagnol ABC, reprenant une information de l’Associated Press sur la présence de formateurs cubains en Algérie pour entraîner les membres de l’ETA: «Des instructeurs cubains coopèrent en Algérie pour entraîner des terroristes de l’ETA».

Dans ces camps discrets, le futur de la lutte armée basque s’écrit à coups de méthodes éprouvées, de maniement des explosifs, et d’entraînement aux techniques de guérilla.

Mais l’Algérie ne se contente pas d’armer les esprits et les bras. À partir des années 1970, elle ouvre aussi ses portes aux fugitifs recherchés. De nombreuses sources, notamment un rapport de la CIA cité par Untergrund-Blättle, confirment que «l’Algérie devient un sanctuaire pour des dizaines de membres de l’ETA recherchés par l’Espagne ou la France».

Alger joue alors le rôle d’une cachette imprenable, un territoire de repli soigneusement soustrait aux juridictions occidentales. Ce rôle de havre se renforce particulièrement après 1982: la France, jusque-là relativement permissive avec l’ETA, bascule vers une coopération policière plus étroite avec l’Espagne sous l’impulsion du gouvernement Chirac. Le changement est brutal: en 1986, Paris signe un décret d’urgence qui aboutit à l’expulsion massive de 42 membres de l’ETA.

Devant cette offensive judiciaire, les routes de l’exil se divisent: certains etarras rejoignent les rivages agités de l’Amérique latine– Nicaragua, Venezuela, Cuba– tandis que d’autres optent pour une destination plus familière: le sanctuaire algérien.

Parmi eux, un nom émerge: Domingo Iturbe Abasolo, surnommé «Txomin». Chef militaire de l’ETA, il trouve asile en Algérie après avoir été chassé de France, via un transit par le Gabon. C’est à Alger, ironiquement loin de ses terres natales, qu’il trouvera la mort en 1987, victime d’un mystérieux accident de voiture.

D’autres cadres suivent son chemin. Eugenio Etxebeste, dit «Antxon», figure de proue de l’ETA arrêtée en 1984 par les autorités françaises pour actes terroristes, est «monnayé» et récupéré par Alger, rappelle la presse espagnole. À l’ombre des palmiers et des barbelés discrets, ces exilés poursuivent leur existence. Certains, selon diverses sources, sont même employés par l’État algérien pour subvenir à leurs besoins.

Au fil des années, cette faculté d’Alger à négocier et protéger les criminels politiques intrigue la presse internationale. De nombreux observateurs évoquent l’existence d’un accord tacite entre l’Algérie et l’Espagne. Ainsi, El Pais révèle qu’un pacte discret aurait été conclu: l’Algérie s’engage à surveiller strictement les membres de l’ETA sur son sol et à garantir qu’aucune opération ne sera lancée contre l’Espagne ou la France. Le Monde confirme cette entente feutrée, évoquant un «discret accord entre les autorités algériennes et espagnoles».

Dans les arcanes diplomatiques, la situation est d’une ambiguïté glaçante. Tandis que la justice espagnole presse pour obtenir l’extradition de criminels, Madrid négocie en coulisses avec l’ETA. À cette époque, comme le souligne dans un autre article El Pais, «on estime qu’une quarantaine de membres de l’ETA (tous les responsables importants finalement) s’étaient réfugiés en Algérie».

Ces figures du terrorisme basque, regroupées discrètement à la Mouradia sous la protection du président Chadli Bendjedid et de l’appareil militaire, cristallisent les tensions. En 1987, dans une déclaration sans équivoque, le Premier ministre espagnol Felipe González résume d’une phrase la situation: Alger est devenue un «sanctuaire pour les etarras» (ABC)

Alger s’impose dans les négociations secrètes entre l’ETA et Felipe González

Alors que l’Espagne, fraîchement intégrée dans la Communauté européenne, cherche à tourner la page sanglante d’une guerre intérieure vieille de trente ans, Felipe González prend une décision audacieuse: engager des pourparlers secrets avec l’ETA. Mais dans cette tentative de négociation, un acteur inattendu s’impose comme médiateur incontournable: l’Algérie.

Durant deux longues années, de 1987 à 1989, des émissaires discrets se croisent sous le soleil pesant d’Alger. C’est là, imposées aux Espagnols par le pouvoir algérien, que se tiennent les discussions finales officielles. Sous la houlette des autorités locales, la capitale algérienne devient la scène diplomatique d’un dialogue historique connu plus tard sous le nom de Mesa de Argel (Table ronde d’Alger).

En plus d’héberger les plus grands criminels politiques de l’ETA, le régime algérien se pose donc en garant des négociations avec Madrid. La diplomatie du FLN ne cache plus sa proximité avec ceux que l’Espagne qualifie de terroristes, ni son rôle moteur dans la médiation.

Malgré ce déploiement d’efforts, le ballet des diplomates et négociateurs espagnols n’aboutit à rien de concret. Si l’ETA annonce un cessez-le-feu unilatéral à la fin de l’année 1988, les discussions achoppent sur des désaccords majeurs: désarmement, autodétermination, sort des terroristes exilés. En avril 1989, les pourparlers échouent définitivement, l’ETA rompant la trêve et relançant ses actions armées.

Le silence assourdissant d’Alger face aux attentats commis par l’ETA pendant cette période ne passe pas inaperçu. Même après les pires carnages, le pouvoir algérien garde le cap, fidèle à ses protégés. En juin 1987, quelques semaines avant l’ouverture des négociations, l’ETA ensanglante Barcelone: une bombe explose dans le supermarché Hipercor, tuant 21 civils. En décembre de la même année, c’est au tour de Saragosse de pleurer ses morts après un attentat contre une caserne de la Garde civile, qui coûte la vie à 11 personnes, dont cinq petites filles.

Face à ces atrocités, Alger ne bouge pas. L’ETA continue d’y être hébergée, protégée, ses émissaires circulant librement sous l’aile bienveillante de l’État algérien. Ce n’est qu’après la rupture officielle des négociations, sous la pression grandissante de Madrid et des partenaires européens, que l’Algérie finit par infléchir sa position. À partir de 1989, une opération discrète, mais méthodique est lancée: un premier groupe de six hauts cadres de l’ETA est expulsé. La purge s’intensifie dans les mois suivants. Parmi les expulsés figurent les trois délégués d’Alger – Antxon, Macario, Carmen – qui avaient pourtant négocié quelques semaines auparavant avec les envoyés du gouvernement espagnol.

Selon Le Monde (ibidem), cette chasse aux sorcières basques répond «de toute évidence à une requête pressante du gouvernement espagnol, qui voulait montrer que la “voie algérienne” était désormais fermée».

Autrement dit, l’Espagne de Felipe González allait obtenir de l’Algérie qu’elle ne serve plus de base de repli à l’ETA. Et Alger d’acquiescer. En vérité l’Algérie s’apprête à ce moment à plonger dans sa guerre civile durant plus d’une décennie, qu’elle voulait voir éclore en Espagne. L’ironie est tragique: ce même régime, qui avait contribué à exporter la terreur en Europe, allait désormais en récolter le chaos sur son propre sol. L’Algérie de Chadli Bendjedid cède donc sous la pression, mais non sans arrière-pensées. Car en cette fin des années 1980, le pouvoir algérien sent venir une tempête intérieure. Le pays, ébranlé par une crise économique, des tensions sociales explosives et des luttes de pouvoir au sein du régime, s’apprête à basculer dans une guerre civile sanglante qui durera plus d’une décennie.

Fin du soutien d’Alger, «Mecque du terrorisme», et crépuscule de l’ETA

Privée du soutien tacite de l’Algérie, désormais absorbée par sa propre descente aux enfers, et traquée impitoyablement à travers l’Europe, l’ETA entre dans une phase de survie brutale. Ses attentats, pourtant, continuent de faire trembler l’Espagne.

La coopération antiterroriste entre Paris et Madrid commence à porter ses fruits. En mars 1992, un spectaculaire coup de filet franco-espagnol à Bidart, dans le sud-ouest de la France, décapite l’organisation: la quasi-totalité de la direction de l’ETA, dont son chef militaire «Pakito», est arrêtée. Mais malgré ces pertes stratégiques, l’organisation séparatiste continue de frapper.

Les années qui suivent sont marquées par une série d’assassinats ciblés: un gouverneur civil tué en 1994, un juge constitutionnel abattu en 1996, et une série d’attentats spectaculaires. En avril 1995, c’est le chef de l’opposition conservatrice– et futur Premier ministre– José María Aznar qui échappe miraculeusement à une explosion de voiture piégée, son véhicule blindé lui sauvant la vie. Quelques mois plus tard, en août, c’est un projet d’attentat contre le roi Juan Carlos lui-même qui est déjoué in extremis (The Guardian)

Cependant, l’action qui va définitivement retourner l’opinion publique contre l’ETA intervient en juillet 1997. L’organisation enlève Miguel Ángel Blanco, jeune élu conservateur basque, et menace de le tuer si ses exigences ne sont pas satisfaites. La réponse de la société espagnole est foudroyante: des millions de citoyens défilent dans les rues du pays, du Pays basque à Madrid, dans une mobilisation sans précédent contre l’ETA. Mais la barbarie l’emporte: malgré la clameur populaire, Blanco est exécuté.

Ce meurtre atroce provoque un séisme politique et social. Même dans son bastion historique, la société basque, l’ETA perd définitivement son aura. Le soutien, longtemps tiède, se mue en rejet quasi unanime. Désormais, le gouvernement espagnol refuse toute concession sur l’autodétermination basque.

Dans ce contexte, la France joue un rôle décisif: elle participe à l’isolement de l’organisation sur la scène internationale, votant l’inscription de l’ETA sur les listes noires et soutenant les sanctions européennes dans les années 1990-2000.

Le dernier sursaut meurtrier de l’organisation intervient en 2006: une camionnette piégée explose dans le parking de l’aéroport de Madrid-Barajas, tuant deux personnes, le 30 décembre de cette année-là.

Pourchassée sans répit par les polices espagnole et française, privée de ses réseaux clandestins, affaiblie par les arrestations successives de ses chefs, et orpheline de ses anciens soutiens étrangers, l’ETA entre dans son agonie.

En octobre 2011, le couperet tombe: l’organisation annonce officiellement qu’elle renonce à la lutte armée. Commence alors un long processus de disparition. Le 2 mai 2018, l’ETA publie un communiqué proclamant sa dissolution complète après près de soixante ans d’existence, dont plus de vingt années d’une violence ininterrompue. Le bilan est terrible: l’organisation terroriste reconnaît avoir causé la mort de plus de 800 personnes (The Guardian). Policiers, militaires, juges, élus locaux, simples civils... Aucun symbole d’autorité ou d’unité nationale n’aura été épargné par la longue litanie de la terreur.

La part de responsabilité de l’Algérie

À la lumière des faits, aucun doute ne subsiste. L’Algérie a bel et bien offert un appui déterminant à l’ETA: entraînements paramilitaires, protection logistique, médiations diplomatiques soigneusement orchestrées. Ce rôle, longtemps occulté pour ménager les sensibilités diplomatiques, reste aujourd’hui une tache indélébile sur le régime. L’Algérie a soutenu, hébergé et accompagné une organisation terroriste responsable de plus de 800 morts, de centaines de blessés et d’innombrables vies brisées en Espagne et dans le sud de la France.

Comme le résume froidement Untergrund-Blättle (ibidem): «L’ETA a longtemps été soutenue par l’Algérie [qui] a servi de cachette et de refuge pour ses membres, ainsi que de camp d’entraînement pour ses commandos.» Par cette implication historique, Alger n’a pas seulement offert une terre d’asile: elle a fourni un levier militaire, politique et moral à un groupe meurtrier. Elle s’est révélée être non seulement un refuge pour terroristes, mais bien une forge de la terreur.

Par Karim Serraj
Le 27/04/2025 à 11h01