Le politologue Luis Martinez avance une hypothèse: «Peut-on définir l’État algérien entre 1992 et 1998 comme «État terroriste’?» (1). La réponse pourrait résider dans l’organisation systématique de violences contre les populations civiles soupçonnées de soutenir les islamistes. L’auteur précise que devant l’ONU l’Algérie a été moult fois été qualifiée d’État terroriste: «Un rapport sur l’Algérie réalisé par une organisation de défense des droits de l’Homme n’a pas hésité à le formuler (que l’État algérien est terroriste, NDLR) devant la commission des droits de l’Homme de l’ONU.» Lors d’une autre intervention devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU, rappelle l’auteur, une commission présidée par la Panama a condamné la réponse terroriste de l’État algérien: «Le terrorisme d’État ne pouvait être une réponse au terrorisme commis par des individus ou par des personnes qui s’opposent à l’État.»
Dans ce contexte, Martinez établit un parallèle lourd de sens en affirmant: «Le soutien d’Abdelaziz Bouteflika au Général Pinochet n’est pas sans lien avec les craintes de plainte de civils devant des juridictions étrangères contre certains généraux de l’armée.»
Les noms des généraux algériens à poursuivre
L’accusation de «terrorisme d’État» n’est pas sans effet juridique, car elle ouvre des possibilités de condamnation pénale. Cette violence ciblée était orchestrée par une hiérarchie militaire dominée par des figures controversées. Mohamed Lamari, surnommé «Dmar» (le cerveau) par ses collaborateurs (mort en 2012), aurait été l’architecte de cette stratégie (250.000 morts), tandis que Khaled Nezzar, le général qui a décidé d’abroger le processus démocratique, ce qui a poussé les islamistes à recourir à la terreur, il a les mains trempées dans plusieurs opérations sanglantes. Bien qu’accusé par un tribunal fédéral suisse pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre en 2023, Nezzar n’a jamais comparu, sa maladie et sa mort en décembre de la même année l’ont soustrait à un verdict qui aurait établi une vérité pérenne sur les pratiques abjectes de l’armée algérienne. Dans un rapport sur la justice internationale, l’ONG Trial International avait souligné que «Nezzar sera le plus haut responsable militaire jamais jugé au monde pour de tels crimes» (2).
En 1999, le «Mouvement algérien des officiers libres» (MAOL), composé d’anciens officiers de l’Armée nationale populaire (ANP) ayant déserté en réaction aux atrocités commises, a publié une liste révélant les noms des principaux généraux et hauts responsables militaires impliqués, à un très haut degré, dans les massacres des civils. Cette liste comprenait les «généraux : Khaled Nezar, Mohamed Lamari, Mohamed Mediene, Larbi Belkheir, Smain Lamari, Ben Abbes Gheziel, Mohamed Touati, Abdelmalek Guenaizia, Fodil Cherif et Mohamed Betchine». (Rapporté par Martinez Luis)
Ces responsables de l’armée ont mis en place des «escadrons de la mort», ajoutant à l’effroi des récits des rescapés, la perversité du modus operandi. D’autres responsables de l’armée algérienne, moins «importants», qui œuvraient en hommes de main de Lamari au niveau des régions, ont été documentés en 2001 par Habib Souaidia dans «La sale guerre»: Chengriha, Gaïd Salah, Medjahed, El Djen et Djebbar.
Les escadrons de la mort: une arme de terreur systématique
Kalyvas Statis, politologue grec, décrit ces massacres comme «la mise en scène d’une terreur calculée» visant à retourner les populations contre les islamistes. L’exécution rapide et les scènes de carnage insoutenables étaient amplifiées par une médiatisation savamment orchestrée: «Les victimes sont dans la plupart des cas des civils sans armes habitant des petits hameaux. L’ampleur et le choix des victimes (300 à 400 personnes à chaque fois, des femmes et des enfants pour la plupart), le temps d’exécution (quelques heures) et la médiatisation de ces drames démontrent une organisation rigoureuse, avec beaucoup de moyens humains, et la capacité à déjouer les barrages. Des groupuscules islamiques armés ne peuvent prétendre à cela.» (3)
Luis Martinez détaille, dans un autre ouvrage, l’organisation des escadrons de la mort, créés à partir de 1993 pour contrer l’insurrection islamiste: «L’armée se dote d’un corps d’armée de lutte antiterroriste dont les effectifs avoisinent les 15.000 à ses débuts (…) Entre 1994 et 1996, c’est au cours de cette période qu’ont lieu la plupart des disparitions.» (4) Ces disparitions sont accompagnées de massacres méthodiques, ciblant notamment les hameaux isolés, où femmes et enfants constituent la majorité des victimes.
Ces escadrons de la mort utilisent, dit l’auteur, «le viol, la torture, les égorgements, des taxes très lourdes, bref l’installation d’une atmosphère de terreur et de confusion». La stratégie de «terreur insufflée par les tueries collectives» viserait à «retourner les populations contre les islamistes».
À la fin des années 1990, cette organisation a proliféré et est composée, selon l’historien, «d’un corps d’armée de lutte antiterroriste de 80.000 hommes épaulés par plus de 200.000 miliciens et 80.000 gendarmes».
Le GIA contrôlé par l’armée algérienne
Martinez évoque surtout une infiltration massive du Groupe islamique armé (GIA) par les services de sécurité algériens: «Loin d’être le fait du GIA ou de ses groupes dérivés, les massacres seraient pour certains, le fait des services algériens. Ces derniers auraient entre 1994 et 1996 infiltré le « GIA historique » (1992-1994) afin de mettre en place une tactique de guerre contre-insurrectionnelle.»
L’éclatement du GIA à partir de 1996 en une multitude de groupes rivaux serait une des conséquences du «sabotage» réalisé par les services: «Dans cette perspective le GIA est une organisation de la contre-guérilla islamiste (c’est-à-dire une fausse guérilla « camouflée » en une vraie) contrôlée par les services algériens. Elle vise à discréditer la vraie guérilla auprès de la population», ajoute Martinez.
La passivité complice des forces de sécurité
Lors des massacres de Raïs (300 morts), Beni Messous (200 morts) et Bentalha (400 morts), entre août et septembre 1997, l’absence de réaction des casernes militaires apparait comme une autre anomalie. Ces casernes sont cependant situées à proximité immédiate des zones attaquées. Selon le rapport de Politique internationale, sur la situation de la guerre civile en Algérie, «certains massacres ont été perpétrés à proximité de casernes et il est difficilement compréhensible que des groupes armés islamistes d’au moins 100 hommes puissent circuler aussi librement dans la première région militaire, qui regroupe environ 80.000 hommes. En somme, l’armée est accusée de responsabilité indirecte, voire directe, dans ces massacres» (5).
Un autre exemple: «Béni Messous, le lieu du massacre se trouve à 300 mètres de la Garde communale, à trois minutes de la caserne de la sécurité militaire, à dix minutes du casernement de la gendarmerie, à cinq minutes de l’aérodrome d’hélicoptères de Cheraga. Beni-Messous, Bentalha et autres»
Une impunité persistante, mais des voix qui s’élèvent
Malgré les accusations documentées, les généraux algériens impliqués dans les massacres ont échappé à toute poursuite. Le politologue américain Quandt W. B. résume ainsi la situation : «Ces tueries placent l’armée au cœur d’une campagne internationale de critiques sur sa responsabilité dans le drame des civils.» (6)
L’historien canadien Tahon M.-B revient, quant à lui, sur les massacres de novembre 1997: «Des révélations précisent que «300 escadrons de la mort» agissent sous la responsabilité des services de sécurité et demeurent responsables d’un certain nombre de massacres de civils.» (7)
La Décennie noire continue de hanter l’Algérie, et les révélations sur le rôle de l’armée mettent en lumière les mécanismes d’une guerre où les civils furent les principales victimes d’un conflit sans pitié. Entre vérité et silence, la mémoire collective attend encore une justice à la hauteur des crimes commis.
Références:
1: Martinez Luis, «Algérie: les massacres de civils dans la guerre», in Revue internationale de politique comparée, 2001/janvier/vol. 8.
2: «Algérie: le Général Khaled Nezzar sera enfin jugé en Suisse pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité», in Trial International, août 2023.
3: Kalyvas Statis, «Wanton and Senseless? The logic of massacres in Algeria», Rationality and Society, 1999/n°3/vol. 11.
4: Martinez Luis, «La guerre civile en Algérie», Karthala, Paris, 1998.
5: Politique internationale, printemps 1998, n°79.
6: Quandt W. B., Between Ballots and Bullets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, Brookings institution Press, Washington, 1997.
7: Tahon M.-B., Algérie : la guerre contre les civils, ed. Nota Bené, Québec, 1998.