Les raisons sordides qui ont conduit Abdelmadjid Tebboune à emprisonner Nacer El Djinn

Au centre de l'un des plus gros scandales d'Etat en Algérie, la mafia du tabac, Abdelmadjid Tebboune, Nacer El Djinn et Charaf Eddine Amara.

Au centre de l'un des plus gros scandales d'Etat en Algérie, la mafia du tabac, Abdelmadjid Tebboune, Nacer El Djinn et Charaf Eddine Amara. (Y.ElHarrak/Le360)

L’ancien chef de la Direction générale de la sécurité intérieure algérienne, le général Abdelkader Haddad, alias Nacer El Djinn, est en train de faire imploser le système algérien. Si le mystère plane quant au lieu où il se trouve actuellement, le voile se dissipe enfin sur les raisons qui ont motivé son éviction brutale de son poste et son emprisonnement sur ordre d’Abdelmadjid Tebboune.

Le 18/10/2025 à 13h28

Arrêté quelques semaines seulement après son limogeage le 22 mai dernier, placé en détention à la prison militaire de Blida puis à Béchar, dans l’ouest du pays, avant d’être assigné à résidence dans une villa sur les hauteurs d’Alger, Nacer El Djinn est depuis recherché dans tout le pays après son évasion spectaculaire en septembre. Certains le disent réfugié en Espagne, tandis que d’autres affirment qu’il a été arrêté et incarcéré en Algérie. Si le mystère le plus total entoure sa disparition, l’annonce de son emprisonnement en mai en a surpris plus d’un, l’ancien tortionnaire étant réputé proche d’Abdelmadjid Tebboune, au point d’avoir orchestré sa réélection à un deuxième mandat en septembre 2024.

S’agit-il d’un énième règlement de compte au sein du régime algérien? La chose ne serait pas étonnante, tant ce système est rompu aux luttes de factions. Si l’hypothèse d’une arrestation causée par une enquête dérangeante menée par l’intéressé sur l’affairisme de familles de la Nomenklatura n’a pas tardé à poindre, aujourd’hui, une autre thèse est avancée dans une enquête réalisée par le journaliste franco-algérien Mohamed Sifaoui. En se basant sur le témoignage d’un proche du président algérien, celui-ci affirme en effet que Nacer El Djinn serait en fait directement impliqué dans le scandale de la mafia du tabac, divulgué après sa fuite… Un vaste trafic de cigarettes mené depuis l’Algérie, au cœur duquel se croisent pouvoir politique, intérêts d’hommes d’affaires émiratis et marché noir, qui prospère grâce à des complicités jusqu’au plus haut sommet de l’Etat et dont le parrain ne serait autre que… Abdelmadjid Tebboune lui-même.

L’hypothèse est d’autant plus crédible que dans la foulée de l’arrestation de Nacer El Djinn, Zoheir Khelaf, PDG adjoint de la Société de tabac algéro-émiratie (STAEM) et de l’Union Tobacco Company (UTC) a aussi été emprisonné. Une arrestation suivie par un limogeage, celui de Charaf Eddine Amara, à la tête du groupe Madar, holding publique et actionnaire de la STAEM, le fabriquant sous licence des cigarettes Marlboro et L&M de Philip Morris. Zoheir Khelaf et Charaf Eddine Amara sont deux hommes clés de l’industrie du tabac en Algérie, mais aussi et surtout, deux témoins de l’implication directe de Abdelmadjid Tebboune et ses proches dans ce qui s’apparente à l’un des plus gros scandales d’Etat en Algérie.

Le président algérien risque gros, car après l’affaire Khalifa qui lui a coûté son poste de ministre de l’Habitat en 2002 et lui a valu son éviction du gouvernement, le scandale de la mafia du tabac pourrait cette fois-ci l’envoyer directement derrière les barreaux (si toutefois l’Algérie était un pays de droit). Les arrestations de Nacer El Djinn, Zoheir Khelaf et l’éviction de Charaf Eddine Amara sonnent ainsi comme un aveu de culpabilité de la part d’un président aux mains sales, qui tente à tout prix de faire disparaître les témoins gênants de son implication directe dans le fructueux marché clandestin du tabac. Jusqu’où Abdelmadjid Tebboune est-il impliqué dans ce trafic? Quels sont ses liens avec les trois personnes précitées? Et pourquoi a-t-il tout intérêt à les faire taire?

La genèse d’une rancœur tenace contre les Émiratis

L’affaire commence à l’été 2001, lorsqu’Abdelmadjid Tebboune, encore ministre de l’Habitat, reçoit deux émiratis, Abdullah Al Hussaini et son bras droit Ahmed Hasan Abdul Qaher Al Sheebani. Les deux hommes souhaitent investir le marché lucratif du tabac en Algérie. Le hic, c’est que ce secteur est placé sous le monopole de l’État. Abdelmadjid Tebboune, en échange de son aide, se voit alors promettre d’être récompensé par des parts dans une société offshore qu’Al Husseini s’apprête à créer. En guise d’avant-goût, il se voit alors offrir une Rolex, tout comme son chef de cabinet Mohamed-Lakhdar Alloui et le secrétaire général du ministère de l’Habitat, Ali Hammi, révèle ainsi de source sûre Mohamed Sifaoui.

Il n’en fallait pas plus pour susciter l’enthousiasme de Tebboune qui s’empresse alors d’introduire son futur partenaire (pense-t-il) à Mustapha Bouteflika, frère du président de l’époque. «Très vite, les choses évoluent et les hommes d’affaires des Émirats obtiennent ce qu’ils sont venus chercher», résume Mohamed Sifaoui, avec le 9 décembre 2001, une modification de la loi pour faire cesser le monopole de l’État et permettre aux étrangers de devenir actionnaires à hauteur de 49%. Coïncidence ou étrange concours de circonstances? Il n’en demeure pas moins que «Tebboune est évidemment aux anges et se voit déjà plein aux as», relate le journaliste.

Mais c’était sans compter sur l’affaire Khalifa, scandale de taille, qui va faire voler en éclat la carrière de ministre de Tebboune, directement impliqué dans cette affaire. Personne ne peut oublier que l’actuel président de l’Algérie est un homme corrompu et sans honneur. Il a reconnu au tribunal avoir reçu de Rafik Khalifa une carte de crédit alimentée en devises dans une banque où il ne possédait même pas de compte. Un flagrant délit de corruption, synonyme au moins de la fin de la carrière politique de tout homme qui vivrait sous d’autres cieux, sauf «au pays du monde à l’envers», selon l’expression très juste des auteurs du Mal algérien.

Obligé de quitter le gouvernement en 2002, Tebboune entame alors sa deuxième et très longue traversée du désert. Mais alors qu’il pense pouvoir compter sur ses nouveaux amis émiratis et la récompense promise, il n’en sera rien car ceux-ci décident tout bonnement de couper les ponts avec lui pour réaliser leurs affaires avec le clan Bouteflika. «Tebboune en conçoit une rancœur profonde envers les Émiratis qui l’ont laissé tomber», explique Sifaoui en citant des sources proches du président algérien. «Il n’aurait jamais pardonné ce lâchage», poursuit-il.

Le marché du tabac, objet de toutes les convoitises

Pendant ce temps-là et grâce à la nouvelle loi, les choses vont bon train. Un pacte d’actionnaire est signé entre la Société nationale des tabacs et allumettes, la SNTA, et un consortium émirati incluant deux entreprises– Arabs Investisors et Araf Investment LTD– pour créer une société mixte, sous la supervision du conseil de participation de l’État, le CPE. En 2002, la STAEM, société de tabac algéro-émiratie, est fondée officiellement et elle obtient la distribution exclusive en Algérie de la marque internationale Marlboro via un accord avec Philip Morris, qui accorde à Al Husseini (aux commandes des deux entreprises émiraties précitées sans pour autant apparaître), une licence de fabrication de ses marques principales.

En parallèle, le marché du tabac devient l’un des principaux circuits du commerce informel avec une contrebande alimentée depuis les ports et les zones frontalières. «Les cigarettiers émiriens, toujours via des prête-noms, alimentent le marché noir notamment vers la France», explique Sifaoui, alors que dans le même temps, la SNTA dépourvue des relais sur ce circuit s’effondre littéralement. «La SNTA n’a pas été victime du seul marché. Non, elle a été victime d’une stratégie, une stratégie de transfert d’actifs vers des intérêts étrangers facilités par des complicités», lance le journaliste. «Elle illustre ce que devient une entreprise publique lorsque la logique politique mercantiliste prend le pas sur l’intérêt national. L’histoire de la SNTA est celle d’un démantèlement véritablement planifié, silencieux mais dévastateur d’une entreprise publique. Je vous laisse imaginer le manque à gagner pour le trésor public algérien».

En 2017, la création de Madar Holding, groupe contrôlé en apparence par l’État algérien, mais dont le capital est partagé entre public/privé et partenaire étranger, prend le contrôle du portefeuille résiduel du secteur du tabac, révèle l’enquête de Sifaoui. C’est là qu’intervient un nouveau personnage bien connu de l’actuel président, Charaf Eddine Amara, qui en 2017, est le patron officiel et visible de Madar, travaille pour le compte de Al Husseini et va jouer un rôle clé dans le trafic de cigarettes aux côtés de Abdelmadjid Tebboune.

Quand l’appât du gain de Tebboune l’emporte sur sa rancœur

Mais le vent tourne en 2019 avec le Hirak et Sheebani, le bras droit d’Al Husseini, décide alors de quitter le territoire algérien au mois de mars en prenant avec lui, affirme Sifaoui en se basant sur ses sources, «plusieurs valises contenant de l’argent liquide en dollars et en euros». Lorsque Tebboune arrive au pouvoir à la fin de l’année 2019, «il veut très vite régler leur compte aux Émiriens qui l’avaient écarté de leurs affaires en 2001, alors que c’était lui qui les avait introduits auprès de la famille Boutflika», explique Sifaoui.

Mais face à lui, Al Husseini la joue finement et blâme son homme de confiance, Sheebani, qui a fui le pays sans crier gare. Il s’engage à construire une nouvelle relation d’affaires avec le nouveau président algérien. Et, il faut croire que l’offre est suffisamment alléchante car «Tebboune n’est pas contre l’idée», révèle Sifaoui. Pour poser les bases de cette nouvelle relation win-win, Al Husseini charge alors son homme de confiance, Charaf Eddine Amara, de soutenir Tebboune. Entendez par là, qu’il «commence littéralement à lui faire gagner de l’argent».

En contrepartie de ce deal gagnant dont profite enfin Tebboune, celui-ci récompense Amara en le nommant président de la Fédération algérienne de football. Mais bien que Amara soit «obligé de démissionner en mars 2022 après l’élimination de l’équipe nationale algérienne des qualifications de la Coupe du monde sous la pression populaire», poursuit le journaliste, il ne disparaît pas pour autant de la scène publique, car «Amara est alors visible sur la plupart des photos qui mettent en scène les sorties officielles du chef de l’État algérien. Il est membre de la délégation officielle, y compris lors de sorties à l’étranger. C’est dire qu’entre lui et l’autocrate algérien, la relation était extrêmement forte».

La nouvelle casquette d’Abdelmadjid Tebboune, parrain du marché de la mafia en Algérie

Le marché noir du tabac bat son plein en Algérie au cours de cette période à travers un système bien rôdé, rendu possible par la STAEM qui a créé une «sorte de bourse informelle du prix du tabac au marché noir», explique Sifaoui, qui quantifie les liquidités générées par ce secteur à environ 5 millions d’euros par jour, selon le cours du marché parallèle. «L’enjeu financier est de 150 millions d’euros par mois», annonce-t-il, décrivant le processus mis en place: «les cigarettes de contrebande, souvent achetées à bas prix en Algérie, sont ensuite revendues sur le marché interne ou exporté vers l’étranger, notamment vers l’Afrique et l’Europe où elles sont commercialisées à des prix beaucoup plus élevés et donc générant ainsi des marges intéressantes pour que chaque intermédiaire puisse se sucrer».

Mais pour rendre possible ce trafic, encore faut-il rétribuer les complices au sommet de l’État algérien. Mohamed Sifaoui, affirme ainsi en se basant sur ses informations, qu’en guise de rétribution «les Émiriens sont alors obligés de donner à Tebboune, mais aussi à sa famille, une partie de cet argent, évaluée au quart de ce que génère le marché noir, soit quelques 35 millions d’euros par mois». 35 millions d’euros sont ainsi remis chaque mois à Mohamed Tebboune, fils du président algérien, et à son secrétaire particulier Amirouche Hamadache.

Un crime qui génère des sommes colossales dont profite aussi, poursuit Mohamed Sifaoui, la belle-famille de Tebboune, installée à Adrar, l’une des plaques tournantes du business informel du tabac, d’où sont acheminées les cigarettes envoyées ensuite clandestinement vers des régions du sud et vers des pays frontaliers d’Afrique sub-saharienne. «Derrière ce business, il y a la belle-famille, et notamment le beau-frère d’Abdelmadjid Tebboune», révèle Mohamed Sifaoui.

Dans l’entourage du président, d’autres personnes sont également impliquées dans ce trafic juteux, à l’instar de son fils, Mohammed Tebboune, mais aussi de son secrétaire particulier Amirouche Hamadache, lesquels «perçoivent régulièrement les dividendes pour le compte du dictateur algérien», explique le journaliste.

Et pour faire perdurer ce business dans le temps, il suffit à Abdelmadjid Tebboune de dissimuler un fait, pourtant d’une importance capitale: Madar n’est pas une entreprise publique, car elle n’est pas détenue majoritairement par des capitaux publics. En effet, révèle Sifaoui en citant ses sources, l’entreprise est conçue aujourd’hui de la sorte: «49 % des parts sont détenues par Al Husseini à travers un prête-nom. 2 % par une dame, Yasmina Haj Nasar, (…) qui était juriste au ministère de l’Industrie et a été par la suite recrutée par Al Husseini. Et 49 % sont détenus donc par l’État algérien». Autrement dit, poursuit le journaliste, l’entreprise est en réalité détenue majoritairement à 51 % par une personne de droit privé et de surcroit par un ressortissant étranger: Al Husseini.

Or, en faisant croire que Madar est une entreprise publique, «Tebboune veut dissimuler le fait qu’il avait des intérêts directs et personnels avec cette société et évidemment avec son vrai patron Abdallah Al Husseini», conclut-il. In fine, Tebboune marche dans les pas de ses prédécesseurs qui ont signé la perte de la SNTA en permettant aux Émiriens de faire main basse sur le marché du tabac en Algérie. À l’époque du clan Bouteflika, «toute cette magouille contre l’entreprise publique algérienne a été rendue possible grâce à la complicité de plusieurs responsables algériens dans plusieurs secteurs, notamment l’industrie, les finances et l’administration fiscale». Sous la présidence de Tebboune, les choses n’ont pas changé, si ce n’est que désormais, c’est lui le parrain de la mafia du tabac.

Nacer El Djinn, Amara et Zoheir Khalef: le trio qui peut faire tomber Abdelmadjid Tebboune

Mais tout ce système a littéralement implosé avec l’entrée dans la danse d’un homme, Nacer El Djinn, nommé à la tête de la DGSI algérienne au cours du printemps 2024. Parmi ses attributions, «trouver de l’argent cash pour assurer la partie illégale du financement de la campagne du président candidat Abdelmadjid Tebboune», révèle Mohamed Sifaoui. Le président candidat conseille à Nacer El Djinn de contacter Charaf Eddine Amara pour récolter les fonds que lui verse directement Al Husseini pour soutenir sa campagne. Quant à Zoheir Khaled, lui aussi est chargé de remettre les fonds provenant du marché noir, «en plus de ce qui est donné régulièrement à Tebboune et à ses proches», afin de subventionner la campagne électorale.

Selon les sources de Mohamed Sifaoui, Nacer El Djinn aurait alors voulu lui aussi croquer une part de cet énorme gâteau, «estimant qu’il avait bien travaillé pour le clan présidentiel» et décidant de prendre sa part, sans rien demander à personne. C’est là que l’affaire se corse et que Nacer El Djinn va littéralement signer sa perte. Car il va se servir sur la part de Tebboune et de ses proches. En effet, explique Mohamed Sifaoui, «Al Husseini qui reverse approximativement l’équivalent de 35 millions d’euros par mois au clan Tebboune, décide de prélever 180 milliards de centimes en dinars algérien, soit quelques 7.500.000 € par mois pour les donner à Nacer El Djinn, ce qui a fait baisser mécaniquement la part du clan présidentiel».

Pour les Émiratis, poursuit Sifaoui, le raisonnement est simple et «quelque peu mafieux». Ils estiment en effet «que les 35 millions d’euros, c’est la part des Algériens» et que «s’il doit y avoir un nouvel intermédiaire à rémunérer, ce qui doit être versé au général doit donc être prélevé sur la part destinée aux caciques algériens».

Autrement dit, Nacer El Djinn a littéralement croqué dans le gâteau du clan Tebboune. «Cette intrusion de Nacer El Djinn dans le jeu de la gestion du marché noir du tabac, domaine réservé de Tebboune et de sa famille, a selon ma source rendu littéralement fou le dictateur algérien. Il lui en veut d’autant qu’il l’avait laissé s’accaparer le trafic de l’importation frauduleuse des téléphones portables en Algérie. (…) C’est donc véritablement cette affaire qui a scellé la fin de l’ancien patron de la DGSI», conclut le journaliste.

Aujourd’hui, l’emprisonnement de Nacer El Djinn, l’arrestation de Zoheir Khalef, le limogeage de Charaf Eddine Amara– trois personnes qui ont contribué à l’enrichissement illégal du clan Tebboune et ont permis de faire élire un président grâce au financement du marché noir– prennent un autre sens. Alors que ce scandale éclabousse le clan Tebboune sur fond de fortes tensions entre l’Algérie et les Émirats arabes unis, jusqu’où le président sera-t-il prêt à aller pour sauver sa peau? Car tôt ou tard, cette affaire le conduira en prison de même que ses proches. À moins qu’il ne suive l’exemple de Nacer El Djinn en devenant un fugitif.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 18/10/2025 à 13h28