En 1993, Samuel Huntington publiait son célèbre article «The Clash of Civilizations?», qui avait donné lieu à de grandes controverses au sein des différentes intelligentsias du monde occidental. D’autant plus qu’à l’époque, le paradigme était celui d’une hégémonie incontestée des États-Unis et d’une prétendue «fin de l’histoire». Trois ans plus tard, son cheminement intellectuel aboutit à un essai éponyme, avec cependant le point d’interrogation en moins.
En 2024, force est de constater qu’il n’avait pas tout à fait tort, bien que la réalité ait infirmé certaines de ses hypothèses. Mais il faut reconnaître que depuis quelques années, le principal leitmotiv des grandes puissances de ce monde n’est plus idéologique, mais civilisationnel.
L’Occident met en avant l’impératif de défendre la civilisation occidentale et ses valeurs de menaces, souvent fictives, venant de la Russie, de l’islamisme ou de la Chine. La Russie se revendique comme «monde russe» et comme civilisation à part entière. En Inde, Narendra Modi a même rebaptisé son pays, en allant lui chercher un nouveau nom dans son antiquité et l’appelant désormais «Bharat», tout en faisant de l’Hindouisme la principale matrice du pays. Israël met avant, de manière de plus en plus décomplexée, un messianisme biblique ravageur. Quant à la Turquie, elle travaille activement à la création d’un espace économique panturquiste qui se fonde sur un dénominateur ethnique commun, réparti sur cette immense bande eurasiatique qu’on appelle le grand Turan.
Mais chez nous, certains nationalistes de la dernière heure voudraient enfermer le Maroc dans ses frontières politiques, à travers un chauvinisme délétère qui, s’il venait à voir le jour (et cela ne risque pas d’arriver), nous plongerait dans un isolement destructeur, autant vis-à-vis du reste du continent africain que vis-à-vis du Sud global, soit vis-à-vis de près de la moitié du PIB mondial.
Les grands blocs civilisationnels évoqués précédemment se pensent à travers les grands espaces qui, souvent, vont au-delà des frontières politiques du pays initiateur. Ces «grossraum», pour reprendre l’expression utilisée par Carl Schmitt, sont rendus possibles grâce à des dénominateurs culturels et civilisationnels communs donnant lieu, quand la volonté politique est là, à des dynamiques de convergences qui, tout en respectant la souveraineté de chaque État de ce grand espace, font des frontières non pas des barrières, mais des passerelles économiques, culturelles et humaines. Et dans le monde de demain plus que celui d’aujourd’hui, seuls les grands blocs compteront.
Ainsi, la Chine cherche à consolider l’immense espace eurasiatique à travers sa nouvelle route de la soie, qui vise aussi à contourner l’hégémonie américaine sur les océans. Grâce à sa diplomatie multivectorielle, l’Inde cherche à développer avec les États-Unis un projet rival à celui de la Chine, à travers une route commerciale qui partirait de l’Inde pour aboutir à la Méditerranée, en passant par les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et Israël. Et la Turquie cherche, à travers des accords de libre-échange, à établir un bloc économique turcophone soudé par une identité culturelle commune.
Qu’en est-il du Maroc? Chez nous, dès que vous parlez d’un bloc ou d’un projet maghrébin qui partage, n’en déplaise aux haineux, un même fond anthropologique et culturel, vous vous faites taxer de «khawatisme», voire de trahison.
Pourtant, depuis le début du règne du roi Mohammed VI, et ce, avant même certaines grandes puissances, le Maroc a compris la nécessité de créer et de consolider de grands blocs économiques, et à terme géopolitiques. On peut citer à titre d’exemple:
- La réintégration de l’Union africaine en 2017.
- La demande d’intégration la même année de la CEDEAO.
- L’énorme projet de gazoduc Nigéria-Maroc initié en 2018.
- La signature en 2021 avec la Chine, d’une convention portant sur le plan de mise en œuvre conjointe de « l’initiative de la ceinture et de la route », appelé plus communément les « nouvelles routes de la soie ».
- Enfin, le projet royal annoncé en 2023, qui vise à permettre à 4 pays enclavés du Sahel d’accéder à l’océan Atlantique à travers les infrastructures routières et portuaires du Maroc.
Mais encore plus proche de nous, on peut citer l’approche diplomatique adoptée par le Maroc vis-à-vis du voisin algérien. À savoir la politique de la main tendue, dont les résultats éventuels ne dépendent que de la capacité du pouvoir algérien à sortir du déni et de sa paranoïa vis-à-vis du Maroc, et la distinction opérée dans tous les discours du roi Mohammed VI entre l’État et le peuple algérien, toujours qualifié de peuple frère.
«Sur la longue durée, l’antagonisme finira par s’estomper, au profit des dénominateurs communs les plus immuables: la géographie et la culture. Car jusqu’à présent, nous n’avons jamais vu un pays déménager.»
Dans le même registre, il est important de rappeler que malgré l’hostilité systématique affichée par Alger à l’encontre du Maroc, le roi n’a jamais exclu l’Algérie d’un accès à l’Atlantique dans un schéma de coopération, comme en témoigne le discours prononcé par Sa Majesté le Roi hier, à l’occasion de la commémoration de la Marche verte:
«Les autres, dans leur convoitise d’un accès à l’Atlantique, instrumentalisent l’affaire du Sahara. À ceux-là, Nous disons tout simplement que nous n’y sommes pas opposés. De fait, ainsi que chacun le sait, le Maroc a été l’artisan d’une initiative internationale tendant à faciliter l’accès des États du Sahel à l’océan Atlantique. Conçue dans un esprit de collaboration, de partenariat et de progrès partagé, cette entreprise se propose d’être bénéfique à l’ensemble des pays de la région.»
Cette approche ne peut être comprise que si l’on s’inscrit dans un horizon temporel de longue durée, puisque les paradigmes politiques et les idéologies changent, mais les constantes géographiques et historiques demeurent toujours les mêmes.
Preuve en est, l’Allemagne et la France se sont fait la guerre plusieurs fois dans leur histoire, et souvent de la manière la plus atroce et destructrice qui soit‚ avec des millions de morts de part et d’autre. Pourtant, aujourd’hui, elles font partie de la même union économique, l’Union européenne, et de la même alliance militaire, l’Otan. La Russie et la Chine, qui se sont affrontées militairement depuis le 17ème siècle jusqu’au dernier conflit en 1969, sont devenues aujourd’hui le noyau dur du Sud global et des BRICS.
Ceci est également vrai pour le Maroc, dont les antagonismes sont principalement le produit des anciens colons, et de certaines castes arrivistes, qui ont réussi au moment de l’indépendance de leurs pays à prendre le pouvoir et à fonder leur légitimité sur la haine du voisin.
Sur la longue durée, tout cela est éphémère et finira par s’estomper, au profit des dénominateurs communs les plus immuables: la géographie et la culture. Car jusqu’à présent, nous n’avons jamais vu un pays déménager.
La temporalité de la monarchie n’est pas celle de l’individu, souvent pressé de voir les choses se réaliser de son vivant, ni du schéma démocratique, condamné à une relative cécité, en raison de la cyclicité électorale. Sa temporalité est celle de la très longue durée. Et il revient aux intellectuels et à la société civile de s’inscrire dans cette perspective, en réfléchissant de manière constructive, mais avec un esprit critique dont il ne faut aucunement se départir, en proposant des pistes de réflexion et des propositions plurielles et même des fois critiques, de nature à alimenter le débat et la réflexion.
Rappelons à cet effet un passage du discours prononcé par Sa Majesté le roi Mohammed VI le 13 octobre 2017:
«En outre, Nous appelons tout un chacun à faire montre d’objectivité en appelant les choses par leur nom, sans complaisance ni fioriture, et en proposant des solutions innovantes et audacieuses, quitte à s’écarter des méthodes conventionnelles appliquées jusqu’ici, ou même, à provoquer un véritable séisme politique.»
Le débat public aujourd’hui, autant au Parlement que dans les médias et au sein de la société civile, reflète-t-il cette invitation royale à plus d’audace, d’innovation et d’esprit critique? Ou bien, nous dirigeons-nous vers un schéma d’uniformisation du discours et de disqualification de toute lecture alternative, souvent sous couvert de patriotisme? Je laisse à chacun le soin d’y répondre en son âme et conscience.