Décennie noire en Algérie: l’implication de l’armée algérienne dans le massacre de Bentalha

Karim Serraj.

ChroniqueLe massacre bouleversant (400 morts) des familles vivant à Bentalha, ce quartier algérois martyrisé en 1997, a été documenté trois ans après dans «Qui a tué à Bentalha?», un livre publié en France par un rescapé. Le livre dénonce l’horreur du système de représailles militaires sur les civils et accuse des généraux –dont certains sont en poste aujourd’hui– d’avoir organisé, à Bentalha, une tuerie de masse.

Le 17/11/2024 à 11h11

Dans les recoins de l’histoire contemporaine de l’Algérie, la Décennie noire (1992-2002, 250.000 morts) reste une plaie béante, marquée par un conflit interne dévastateur dont les séquelles résonnent encore sur la vie politique et sociale du pays. Derrière le rideau de fumée de ce conflit sanglant, une élite militaire s’est affirmée, émergeant du chaos et de la violence comme des figures incontournables du pouvoir algérien actuel. Ces généraux, souvent cités dans les documents de l’époque et rarement interrogés publiquement, sont dénoncés dans le livre «Qui a tué à Bentalha?» (éd. La Découverte, 2000), de Nesroulah Yous, un rescapé du massacre de Bentalha, «un quartier très hétéroclite, où les habitants viennent de régions diverses», situé à 15 kilomètres au sud d’Alger. Dans la nuit du 22 septembre 1997, l’horreur frappe cette localité: en quelques heures, 400 civils –hommes, femmes, enfants– sont massacrés par des commandos de l’armée algérienne déguisés en terroristes islamistes.

Les commandos militaires de faux islamistes

Nesroulah Yous se souvient de «ce cortège des morts dont on ne sait plus qui les a tués». Les prétendus terroristes, écrit-il, étaient accompagnés d’hélicoptères de l’armée, semant la mort et l’effroi dans les quartiers périphériques: «Les hélicoptères transportaient des “terroristes” jusque dans les villages isolés pour répandre la terreur». Ces assaillants, des «soldats déguisés» en tuniques afghanes, attaquèrent méthodiquement les quartiers de Haï el-Djilali et Haï Boudoumi, en pleine nuit, rythmant l’obscurité par le bruit sourd des combats et les cris d’horreur des familles arrachées de leur sommeil. «Ils utilisent des faux islamistes (...) des commandos spéciaux de l’armée terrorisent les populations (…) des brutes sanguinaires, souvent déguisées en islamistes, qui sèment la terreur dans les villages», affirme l’auteur.

L’horreur se poursuit avec des scènes insoutenables: des parents sont forcés d’assister à l’égorgement de leurs enfants. «Messaoud entend l’égorgement de son fils sans pouvoir l’aider», tandis que des enfants assistent impuissants à la mort de leurs parents. «Un homme tire Salima par le bras et lui ordonne de le suivre. Il la traîne du côté d’un mur, et je ne peux plus les voir. Elle veut en finir et le supplie de la tuer. J’entends Abdelkader, son fils, pleurer et crier: Maman, maman! Puis des coups de machette, et puis plus rien…»

Cette nuit-là, «les militaires ne se sont déployés dans le quartier que vers 6 heures, alors que les assaillants ont disparu entre 5 heures et 5h30». Pourtant, «Bentalha est entouré de casernes». Durant le massacre, les forces de sécurité se contentent d’observer sans intervenir. L’auteur décrit des scènes poignantes: «Je revois ces familles fuyant la mort, interceptées par les assaillants. Tous ont été égorgés, sans pitié, petits et grands, femmes et enfants».

La distinction entre militaires et insurgés se brouille: «de plus en plus de gens se plaignent à la police des agissements des groupes; et peu de temps après, ils sont liquidés». L’auteur fait état de «liquidations et d’arrestations de personnes» au quotidien qui ont commencé deux années auparavant, des actes systématiques qui sèment la terreur et renforcent l’insécurité. Dans cet environnement, la population bascule dans «un autre monde, celui de l’horreur et du sang», où chacun devient un potentiel suspect. La défiance s’installe dans les foyers et les rues, fracturant les liens communautaires: «Les habitants se méfient même de leurs voisins, redoutant des dénonciations». La peur est partout.

Terreur sociale et spectacles macabres

En Algérie, les cadavres exhibés en public et les meurtres de civils créent une peur omniprésente: «Tous les deux jours, nous découvrons des cadavres, parfois décapités», raconte Nesroulah Yous. Des corps sont exposés en avertissement: «Certains corps mutilés sont accrochés à un poteau». Le plus souvent, «les cadavres des victimes sont abandonnés dans les rues pour terroriser les habitants», tandis que «les corps sont jetés dans les fossés, laissés comme des rappels macabres» et «les têtes décapitées sont montrées pour marquer leur domination». La violence devient un outil de contrôle, où l’oppression règne comme la seule constante. Au point que «les voisins se regroupent pour dormir ensemble, espérant se protéger». La brutalité est institutionnalisée, et la complicité de l’armée avec les terroristes semble évidente. La terreur sert de moyen politique, instaurant une peur omniprésente. Elle n’a aucune limite: «L’armée bombarde les maisons pour “resserrer l’étau”, prétendument à cause des otages». L’auteur évoque «le massacre de Raïs, où des centaines de civils ont été massacrés sans l’intervention de l’armée», illustrant une stratégie choquante de retrait militaire: «les militaires retirent leurs troupes et abandonnent les civils aux terroristes».

Les généraux et hauts gradés algériens cités dans le massacre de Bentalha

Nesroulah Yous mentionne plusieurs responsables militaires algériens impliqués dans l’organisation du massacre de Bentalha:

«Parmi les plus importants, aux commandes pendant toutes les années de la «seconde guerre d’ Algérie», on peut mentionner le général Khaled Nezzar, le général Larbi Belkheir, le général Mohamed Lamari, le général Mohamed Lamine Médiène, le général Smaïn Lamari (numéro deux du DRS), le général major Mohamed Touati ‘s, le général Fodhil Chérif (chef des opérations terrestres). Ces hommes, et quelques autres fonctionnent selon des règles proches de celles des coupoles“ mafieuses italiennes, quelques paroles sibyllines échangées entre eux peuvent suffire pour prendre les décisions les plus graves. Ils tiennent d’une main de fer les rouages essentiels du pays: les hydrocarbures (gaz et pétrole) et le commerce extérieur (sources des «commissions» qui alimentent leurs fortunes), et bien sûr l’armée. Ce sont eux qui ont organisé l’annulation des élections législatives et le coup d’État de janvier 1992— le général Nezzar l’a clairement reconnu dans ses mémoires. Personne ne nie que ce sont eux qui ont dirigé, au jour le jour et dans le détail, les différentes phases de l’effroyable guerre qu’ils mènent depuis lors contre leurs opposants islamistes, et surtout contre le peuple algérien, dont ils craignent par-dessus tout la révolte.»

Répression et violence d’État sur les civils

La répression militaire contre les civils sympathisants du FIS est organisée par les commandements militaires: «La répression s’abat sur nous et notre quartier, au même titre que sur tout l’Algérois». La violence d’État est palpable: «Les militaires peuvent surgir de façon imprévue, en nous insultant et tirant en l’air (…) Je savais bien que les gens étaient arrêtés, torturés… cela est devenu insoutenable pour moi». Des quartiers entiers sont encerclés et fouillés, les habitants menacés et dépouillés de leurs biens. Ces interventions sont méthodiques: «Les militaires arrivent généralement à 3 ou 4 heures du matin et encerclent le quartier». Ils s’invitent dans les foyers, terrorisant les familles: «Les militaires nous somment de rentrer (…) Ils exigent le livret de famille, demandent les noms des personnes présentes, fouillent toutes les pièces». Aux barrages de police, les civils sont violentés simplement parce qu’ils portent une barbe: «Les barbus sont souvent arrêtés aux barrages: on leur enlève la barbe avec des moyens sauvages. Durant les tortures, les barbes sont brûlées, extirpées avec des pinces ou arrachées».

Cette répression systématique vise à éliminer toute forme d’opposition. Elle devient un aspect banal de la vie quotidienne: «Des femmes, des vieillards et des enfants sont embarqués par les forces de sécurité et disparaissent». L’auteur décrit comment «des forces combinées de militaires, gendarmes et policiers débarquent, bouclent un quartier, font sortir les gens de leurs maisons, et les emmènent». La vie quotidienne est marquée par des ratissages, des couvre-feux, des disparitions de civils et des exécutions sommaires. «Il n’est pas rare que des membres de la famille du recherché soient emmenés parce que suspectés de soutien au terrorisme». Parfois, l’armée n’hésite pas à user de représailles destructrices: «Les militaires, en représailles, ont dynamité des maisons de personnes soupçonnées d’aider les groupes». Dans cet environnement, les civils vivent sous un joug constant, où la répression n’est plus l’exception, mais la règle, ancrant le pays dans une spirale d’oppression quotidienne.

Détresse des familles face aux disparitions forcées

Les disparitions, orchestrées par les forces de sécurité, plongent les familles dans le désespoir. Les jeunes sont arrêtés arbitrairement: «Tout le quartier est encerclé, et de nombreux jeunes sont arrêtés». L’armée emprisonne ces jeunes dans des stades, comme les dictatures d’Amérique latine des années 1970: «Ils sortent les jeunes de chez eux et les parquent dans le stade pendant toute la journée». Mais encore: les enfants sont jetés contre les piliers, tandis que les femmes sont violées en pleine rue, avec leur père forcé de regarder, et enfin les tueurs utilisent des haches pour «terminer» les enfants.

Un pacte de sang: la Décennie noire comme rite de passage

Aux militaires cités plus haut, il faut ajouter les Chengriha, Gaïd Salah, El Djen, Djebbar M’Henna et Medjahed documentés dans d’autres sources dans l’organisation des massacres. La Décennie noire fut plus qu’une guerre civile, elle constitua un véritable rite de passage, un pacte non écrit qui lia à jamais cette caste de généraux par un secret commun et des crimes partagés. Ce contexte leur a permis de se maintenir dans les hautes sphères de l’État et de contrôler les rouages de la machine gouvernementale. Ces figures militaires, créées dans la violence de la guerre civile, se sont forgé une légitimité paradoxale: celle de protecteurs d’une nation qu’ils contrôlent par la force. Leur légitimité repose non sur le consensus populaire ou sur des élections transparentes, mais sur la capacité à faire peur et à écraser toute contestation.

Aujourd’hui encore, cet héritage empoisonné continue de peser sur l’Algérie. Le système politique, infiltré par cette génération de militaires dont beaucoup sont toujours vivants et en activité, est figé dans un état d’exception quasi permanent, empêchant toute véritable alternance démocratique. Le peuple algérien, quant à lui, se heurte à une structure militaire inflexible et profondément enracinée. La Décennie noire se révèle être une fondation sur laquelle repose l’architecture du pouvoir en place.

Par Karim Serraj
Le 17/11/2024 à 11h11