Quelques jours avant le décret de la crise sanitaire au Maroc et du confinement de la population, deux défilés de mode ont annoncé leur report, l’événement «Casa Fashion Show» consacré au prêt-à-porter et aux créateurs marocains ainsi que «Caftan» dédié à la haute couture traditionnelle. Les malls, quant à eux, ont baissé le rideau et les boutiques ont suivi le mouvement en se retrouvant avec une collection printemps-été sur les bras et des charges à payer…
Sans mariages ni ramadan festif, la mode traditionnelle en crise
L’annonce du confinement et de l’arrêt de l’activité économique a été un terrible choc pour les créateurs, qui dans le cas de l’événement Caftan, ont créé des collections entières en exclusivité pour ce défilé. Des caftans haute couture qui valent leur pesant d’or avec des pièces uniques entièrement brodées à la main, dans des matériaux nobles et incrustés de pierres semi-précieuses.
Pour les stylistes retenus dans la sélection de ce défilé, impossible de montrer ces tenues en dehors de l’événement et tout aussi impossible aussi d’en faire la promotion avant qu’elles n’aient défilé, contrat d’exclusivité oblige.
Mao Lakhdar, l’un des stylistes qui fait partie de la sélection de l’édition 2020, a vécu l’annonce du confinement «comme un coup de massue», n’y étant absolument pas préparé. Idem du côté de Meryem Boussikouk qui parle de «catastrophe sur les plans psychologique, émotionnel et surtout professionnel». Toutefois, Mao Lakhdar reste confiant. «Nos collections sont en stand-by jusqu’à une date ultérieure. Je pense que l’investissement fourni des deux côtés, à savoir celui des responsables de l’événement et des stylistes, ne va pas s’évaporer. C’est juste une question de timing», explique-t-il.
Un report du calendrier des défilés est vécu comme un coup dur sans compter que pour ces mêmes créateurs, spécialisés dans la mode traditionnelle, la période du confinement coïncide avec la saison des mariages et donc des commandes de caftans, mais aussi du ramadan, période durant laquelle les ventes de tenues beldi montent en flèche.
«L’impact sur notre chiffre d’affaires est tout simplement énorme, car nous sommes en arrêt d’activité total avec toutes les commandes en stand-by. Pour nous, c’est un très gros manque à gagner, car cette période de l’année correspond à la haute saison en couture traditionnelle».
Et malgré l’arrêt brutal de leur activité, les créateurs, organisés en petites et moyennes entreprises, doivent pourtant continuer à payer leurs équipes d’artisans. «A cause de la pandémie, j’ai dû arrêter toute activité par crainte de contamination et éviter le contact direct avec l’artisan. Néanmoins, je me retrouve dans l’obligation de les payer vu que j’en suis responsable alors qu’il n’y a pas de rentrées d’argent», explique Mao Lakhdar qui paie hebdomadairement les charges d’une équipe de sept personnes en free-lance, lesquelles ont heureusement pu percevoir l’aide Ramed mise à disposition par l’Etat.
«J’ai une équipe fixe de six à huit personnes», nous explique quant à elle Meryem Boussikouk. «Sans compter les gens à qui on fait appel pour le renforcement de l’équipe en période de pointe… Cette année, on ne pourra pas les solliciter comme d’habitude et même l’équipe fixe aura beaucoup moins de travail pour les temps à venir, car nous ne pouvons pas produire plus que la demande». Pour cette créatrice, «l’avenir est incertain», et l’arrêt des cérémonies de mariage n’arrange rien.
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Les boutiques de mode toujours à l’arrêt malgré la reprise
Les boutiques de mode qui ont pignon sur rue ou qui louent leurs emplacements dans les malls sont dans le même flou artistique et partagent les mêmes inquiétudes. Avec des contraintes en plus…
Dans le cas de Leila Doukkali, qui représente au Maroc les deux enseignes franchisées françaises, «Gerard Darel» et «Pablo», les temps sont durs. En effet, le début du confinement a coïncidé avec l’arrivée de la collection-printemps-été. Or à peine celle-ci réceptionnée, «il a fallu baisser le rideau», nous explique la chef d’entreprise.
Que faire avec une collection saisonnière qu’on ne peut pas vendre, des fournisseurs à payer et des charges à assumer? C’est la problématique qui se pose pour toutes les boutiques de mode.
De son côté, Leila Doukkali a misé sur le digital en renforçant sa communication et de fait sa présence sur le web, en mettant en ligne la vitrine électronique de ses deux enseignes et en proposant également la livraison à domicile pour ses clientes. Mais le digital ne représente toutefois pas une alternative suffisante pour pallier au manque à gagner.
Cette collection printemps-été, il faut donc l’écouler, ne serait-ce que pour payer les fournisseurs. La plupart des enseignes optent donc pour la vente à distance à des prix très attractifs. C’est le cas des enseignes qui sont dans le giron du groupe Aksal, et qui via un numéro de téléphone offrent la livraison à domicile et pour certaines des remises entre 10 et 60%. Autrement dit, c’est les soldes avant les soldes.
Et en parlant de soldes, celles-ci sont normalement de mise entre le 24 juin et le 21 juillet… Les boutiques vont-elles rouvrir en période de crise en proposant des soldes?
«Il faut bien écouler la marchandise», explique Leila Doukkali, et surtout «payer les fournisseurs», car déjà, «la collection automne-hiver est censée être livrée en juillet», annonce-t-elle. C’est d’ailleurs un autre casse-tête qui s’annonce… «Si on n’est pas en mesure de payer la collection printemps-été, on ne nous enverra pas la collection automne-hiver», décrète la businesswoman.
En France, à l’heure de la réouverture des commerces, on a tranché sur la question des soldes. Celles-ci seront décalées assurément, mais à une date qui n’a pas encore été dévoilée, possiblement entre le 15 et le 22 juillet.
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La mode chamboulée
Par ailleurs, comme partout dans le monde, la notion de saisonnalité risque fort d’être bouleversée sur la planète mode marocaine.
«La plupart des usines de production ont fermé à cause de la pandémie et nos fournisseurs ne seront donc pas en mesure d’expédier toute une collection pour l’automne-hiver». C’est donc une version allégée pour la saison prochaine qui devrait être vendue en magasin, à condition bien sûr de pouvoir arriver à temps au Maroc, car avec l’arrêt du trafic aérien, les boutiques franchisées n’ont aucune visibilité.
Organisatrice de l’événement Casa Fashion Show, défilé de mode qui se tient deux fois par an à Casablanca, Kenza Cheddadi veut rester optimiste. Si son défilé printemps-été a dû être annulé en raison des mesures de prévention dues à la crise sanitaire, elle a toutefois maintenu son édition automne-hiver en octobre 2020. «Les collections automne-hiver que nous mettons d’habitude à l’honneur ne seront pas disponibles. A la place, les marques et les créateurs miseront plutôt sur une collection intemporelle», nous apprend-elle. En effet, pour cet événement qui sert de vitrine à plusieurs enseignes de la place, mais aussi aux créateurs, il va falloir s’adapter à une nouvelle réalité, celle d’une saisonnalité bouleversée par l’arrêt des productions et des ventes. Reste à espérer que les sponsors qui suivent habituellement cet événement seront au rendez-vous.
Incertitude et colère
Outre l’incertitude du lendemain que partagent les acteurs de la mode, ceux-ci se sentent abandonnés.
«Le domaine de la mode n’a jamais été une priorité d’Etat et reste encore marginalisé. Les gens ici ne voient pas la mode comme une nécessité, mais plutôt un secteur frivole, inutile et éphémère, préférant ainsi ignorer totalement son importance pour l'économie, pour la société et pour chacun de nous. Or, ce que nous portons raconte, avant toute autre chose, qui nous sommes ou qui nous aimerions être», résume Mao Lakhdar qui en 20 ans de carrière dans ce domaine nous explique n’avoir jamais sollicité aucune aide de l’Etat mais qui pour la peine ne serait pas contre un plan de relance pour son activité.
Un avis que partage Kenza Cheddadi qui insiste sur le fait que «la mode et la culture sont un combat à mener et une richesse à préserver».
Autre sujet de grogne, la relance économique de certains secteurs quand l’ouverture des boutiques de mode est toujours interdite. «J’ai demandé aux autorités qu’on m’explique pourquoi les parfumeries et les chocolatiers ont eu le droit de rouvrir et pas les boutiques de mode», explique Leila Doukkali, également présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprise du Maroc (AFCEM), et qui, à ce titre, parle aussi aux noms de celles-ci.
«On m’a répondu que les parfumeries vendaient du gel hydroalcoolique», ironise-t-elle en décrétant que dans ce cas, il ne lui restait plus qu’à vendre des masques, pour pouvoir elle aussi ouvrir. Quant aux chocolatiers, «ils vendent de la nourriture, donc ont le droit de rouvrir», lui aurait-on répondu. « Mais quid des libraires alors?», se questionne-t-elle dubitative.
En attendant la reprise de son activité et en l’absence de plan de relance, Leila Doukkali a pris les mesures qui s’imposent, d’ores et déjà prête à accueillir ses clientes en toute sécurité avec un tapis désinfectant pour les chaussures, une désinfection quotidienne de la boutique, des cabines d’essayage condamnées pour respecter la distanciation sociale, des tenues passées au steamer une fois essayées, et mieux encore, un registre pour répertorier les clientes et assurer une traçabilité.