Intitulé «Pour un modèle alternatif de développement au Maroc», ledit mémorandum se distingue par sa teneur académique. Sa rédaction fait suite au symposium international, organisé en mars 2018, autour du thème «Les logiques et la portée des modèles économiques: vers un éclairage du modèle du Maroc», à l'initiative de la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales à l'université Hassan II-Casablanca.
Les auteurs du mémorandum, des économistes connus pour leurs travaux publiés dans des revues spécialisées, ont souhaité soumettre leurs idées et propositions au débat public. Une journée de restitution a eu lieu, le jeudi 21 mars à Casablanca, à laquelle on pris part les représentants du patronat, des syndicats, des banques, et de bon nombre d’institutions nationales et internationales (Agence française de développement, Banque mondiale, etc).
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Proposition 1: une fiscalité dynamique du patrimoine
Le mémorandum met en évidence le fait que les inégalités de patrimoine sont en partie une conséquence des inégalités de revenus. L’accumulation de la richesse et sa concentration instaurent des conditions initiales inégales pour les individus. Celles-ci entrainent des disparités de revenus (entre profits et salaires) et un renforcement des mécanismes de la reproduction sociale inégalitaire (via les chances inégales en matière d’éducation par exemple).
Ralentir ce processus d’accumulation et de concentration et répartir la richesse patrimoniale sur une base sociale plus large est une réforme de longue haleine qui consiste:
D’une part à imposer une taxation forte et progressive sur les transfers de propriété sous forme d’héritage ou de passation entre les vivants. Cela se justifie par le fait que ces transferts représentent pour leur bénéfciaires l’acquisition de revenus et de richesses qui ne correspondant ni à un effort fourni ni à un risque pris;
D’autre part, imposer le stock de patrimoine dormant et non productif peut s’avérer un outil efficace pour réinjecter des moyens financiers dans l’activité économique sous forme d’investissement productif ou de financement de biens publics.
Proposition 2: une politique nationale des rémunérations
L’élaboration d’une politique nationale des rémunérations du travail constituerait un appui supplémentaire pour un changement de tendance dans la répartition primaire des revenus. Une telle politique, soutient le mémorandum, aurait comme objectif principal l’institutionnalisation d’un système d’indexation de la croissance des salaires sur un taux plancher composé à partir du taux d’inflation et du taux de croissane de la productivité du travail, en tenant compte des spécificités régionales et sectorielles. Ce nouveau mécanimse devrait assurer un pouvoir d’achat au moins stable, tout en incitant les salariés à réaliser des gains de productivité et réduire le coût d’un dialogue social, souvent teinté de conflits contreproductifs.
Quant aux disparités entre les revenus salariaux eux-mêmes, la nouvelle politique des rémunérations pourrait envisager de les contenir par une limitation de l’écart entre les faibles et les hauts salaires, primes et avantages inclus, en commençant par l’appliquer aux entreprises et établissements publics. Par mimétisme revendicatif, cette règle se propagerait alors aux acteurs privés, d’autant plus vite si elle est soutenue par un système de labélisation ou de notation récompensant symboliquement les «bonnes pratiques» des entreprises.
Proposition 3: une politique nationale de concurrence et de régulation:
Les prix pratiqués dans les branches d’activité où la concurrence est réduite par divers dispositifs ou circonstances doivent être suivis et éventuellement ramenés, par des dispositifs publics spécifiques, au niveau qui les purge de tout effet de rente. C’est une façon d’atténuer les inégalités de revenus. Il s’agit des activités qui comportent des barrières à l’entrée du fait de l’existence de coûts fixes élevés, d’une technologie peu accessible ou d’un système d’agréments et de licences, comme des activités qui s’organisent sous forme de corporations défendant des intérêts catégoriels, ou enfin des activités qui exploitent des ressources naturelles épuisables.
Ces barrières à l’entrée aboutissent à une certaine concentration des opérateurs. De par leurs positions privilégiées sur le marché et en l’absence de régulation publique, les entreprises de ces branches d’activités sont, sous toutes les latitudes, enclines à pratiquer les prix les plus élevés pour générer in fine une rente qui aboutit à une accumulation de capital, là où il est déjà abondant, ce qui creuse encore les inégalités de revenus de patrimoine.
Proposition 4: une réorientation de l’appareil productif national
Un rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée passe également par une économie capable de créer suffisamment de nouveaux postes de travail pour répondre à une situation de l’emploi qui est devenue très préoccupante. Sur ce point, les politiques sectorielles en vigueur ainsi que les investissements entrepris au Maroc ont démontré leurs limites. Du côté des opérateurs privés, la situation n’est guère meilleure et d’ailleurs leurs investissements sont en berne depuis presque une décennie. Il est donc absolument nécessaire de repenser ces schémas obsolètes en s’appuyant sur un nouveau critère d’orientation de la décision publique et du choix des incitations à introduire dans l’économie, un critère qui permet de recentrer la production nationale sur des activités marchandes et non marchandes intensives en travail.
Une telle orientation serait cohérente avec les conclusions auxquelles étaient parvenus, déjà dans les années 1970, les débats sur l’arbitrage entre «industries de substitution aux importations» versus «industries d’exportation». Historiquement, les pays ayant choisi d’orienter leur appareil productif vers les industries intenses en facteur abondant dans leur économie ont réussi un développement plus rapide.
Proposition 5: un complet renouveau du syndicalisme
Le rôle des syndicats peut être fondamental pour le maintien d’un équilibre dans le rapport de forces lors des négociations salariales d’où résulte le partage de la valeur ajoutée et dont dépend l’évolution du pouvoir d’achat des salariés. L’objectif d’un partage mieux équilibré de la valeur ajoutée, au Maroc, implique l’émergence d’une nouvelle forme de syndicalisme capable de situer ses revendications dans un cadre élargi et en amont de la décision publique.
Ces perspectives impliquent un syndicalisme d’idées et d’opinions, dont la mission dépasse son camp classique d’actions (revendications salariales, grèves, etc) centrées sur les intérêts des salariés qui disposent déjà d’un emploi: il s’agit en effet de constituer une force de conception et de proposition de politiques publiques alternatives favorables à toute la population capable d’offrir du travail, qu’elle soit occupée (les insiders) ou bien à la recherche d’un emploi (les outsiders).
Proposition 6: moralisation des pratiques des entreprises
Le tissu productif national est dominé par des structures familiales caractérisées par un comportement dynastique d’accumulation du capital. Ce dernier confère souvent à leurs propriétaires une posture paternaliste: celle du bienfaiteur qui crée des emplois et sauve ainsi des vies de la misère, en faisant abstraction de l’évidente réalité selon laquelle l’action de produire ne peut être réalisée que collectivement avec le concours des salariés et le bénéfice des services publics (éducation, infrastructures, sécurité, commande publique, etc).
Une autre caractéristique de ces structures est la confusion inévitable entre ce qui est bon pour l’entreprise, ce qui est bon pour son propriétaire et ce qui est bon pour le pays. Cette situation est spécifique à leur forme oraganisationnelle selon laquelle la décision économique visant à faire évoluer la structure et pérenniser son activité revient à celui-là seul qui détient le capital.
En raison de ces traits, le rapport entre employeurs et employés est inévitablement déséquilibré en faveur des employeurs. Le risque devient alors patent d’entraves à l’éthique, celle qui impose une convergence dans les conditions de travail entre toutes les parties prenantes du processus de création de la richesse, au mépris parfois des conditions légales du travail, et en déphasage avec l’idée selon laquelle les intérêts de moyen et de long terme de la structure elle-même sont tributaires de la qualité de son capital humain. Et c’est ainsi que la moralisation des pratiques des entreprises familiales et des sociétés de personnes devrait être l’une des priorités dans toute quête de réduction des inégalités, en les amenant à titre d’exemple à signer une charte de responsabilité sociale, en les primant selon leur éthique et en pondérant ces dimensions dans les outils d’évaluation des normes de qualité.
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Proposition 7: l’investissement public «utile» comme déclencheur de la dynamique de l’investissement privé et fer de lance de la relance économique
Aucune des différentes composantes de la demande nationale ne peut assurer indéfiniment une croissance élevée et soutenue en dehors de l’investissement public «utile». Le qualificatif «utile» est utilisé ici pour désigner un investissement public qui répond à un certain nombre de critères dans son choix et qui est accompagné par un environnement financier approprié.
Le seul levier viable capable de redresser la situation de l’investissement privé et de créer les conditions d’émergence d’un régime de croissance soutenue est l’investissement public «utile». Ce dernier, d’une part exercera un effet d’entraînement direct sur le secteur privé et dopera la demande effective à court terme et, d’autre part, il élargira les perspectives de profitabilité du capital privé. En effet, l’investissement privé et public au Maroc évoluent de pair et dans le même sens.
Bien que l’hypothèse de l’éviction de l’investissement privé par un accroissement de l’investissement public ne corresponde à aucune réalité dans la situation économique actuelle du Maroc, où cet investissement public engendre plutôt un effet d’entraînement sur la production nationale, l'ampleur et la durabilité de cet impact dépendent notamment du choix des activités concernées par l’investissement public – et donc des critères qui président à ce choix et du comportement du secteur bancaire.
Proposition 8: les critères de sélection d’un investissement public «utile»
Un investissement public ne sera qualifié d’«utile» que s’il élargit au maximum la surface d’un quadrilatère composé de quatre critères de sélection de projets:
- Le premier critère concerne la maximisation de l’effet d’entrainement en évitant des fuites sèches de devises vers l’extérieur. Il s’agit de privilégier les branches dont la part des inputs dans la production est élevée (et de préférence des inputs produits localement).
- Le choix de l’investissement public doit porter surtout sur des projets assurant un retour sur investissement dans des délais courts. Autrement dit, le choix des projets et leur dimensionnement doivent aller de pair avec le niveau de développement du pays et donc la capacité d’absorption de son économie.
- En lien avec l’effet que peut avoir l’action publique sur le rendement du capital privé d’une part et sur la mise en place des fondements d’un état de justice sociale d’autre part, le troisième critère implique que l’investissement public privilégie les secteurs à fortes externalités positives, comme l’éducation et la santé.
- Le multiplicateur de l’investissement public devrait être plus élevé dans des territoires dont le potentiel de production est sous-exploité.
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Proposition 9: Ramener les banques à leur rôle qui est de financer le secteur productif
Les auteurs du mémorandum pointent du doigt un dilemme expliquant à leurs yeux le dysnfonctionnement de l’économie réelle et une situation de «schizophrénie» dans le comportement de l’Etat. Le dilemme tient au fait que la mission initiale attribuée aux banques commerciales relève de l’intérêt général (financement de l’économie) alors que leur statut est celui d’un agent économique privé qui cherche d’abord à maximiser ses propres profits. Dès lors, il n’est pas certain que le niveau d’investissement à l’échelle macroéconomique que financent les banques coïncide avec ce qui est socialement souhaitable. Cette divergence entre l’intérêt privé des banques et l’intérêt général n’est pas suffisamment comblée par le régulateur marocain qui voudrait faire converger l’investissement privé vers son niveau socialement souhaitable, celui qui assurerait une croissance plus élevée capable d’absorber les capacités de production existantes.
Les rédacteurs du mémorandum appellent à une régulation moins laxiste du secteur bancaire. Une régulation qui relie constamment les profits des banques au degré de risque qu’elles prennent au sein de l’économie, et qui les pousse au moins sur la frontière des risques permise par les ratios macro-prudentiels, si ce n’est à s'exposer davantage au risque, sachant que le chemin de développement est lui-même risqué et incertain et les banques ont également le devoir de parier sur un devenir positif de l’économie nationale.
Une régulation moins laxiste des banques trouve également sa légitimité face à la structure oligopolistique du secteur bancaire, qui devrait conduire à un comportement de moins disant sur le risque pris à partir du moment où cette structure de marché leur impose un alignement dans les conditions d’octroi des crédits. Donc, à une rentabilité plus ou moins égale, les banques auraient tendance à minimiser le risque pris.
Proposition 10: un système éducatif unifié et ouvert à tous, mais avec un système d’orientation pour garantir l’acquisition de vraies compétences
Une des dimensions d’un nouveau modèle de développement devrait être pour l’Etat de reprendre la maîtrise de l’appareil de formation, de façon à la distribuer à tous les enfants, en fonction de leurs résultats, pour leur permettre d’atteindre leur meilleur niveau.
Cette reprise en main pourrait et devrait être l’occasion:
- de mettre l’acquisition de compétences au premier plan des objectifs de tous les ordres d’enseignement.
- de préciser quel effort peut faire le pays en matière d’éducation préscolaire, un thème désormais de première importance dans les publications spécialisées.
- de réorganiser complètement le secteur de la formation professionnelle.
- de redéfinir les conditions de recrutement, de supervision, de formation permanente et de rémunération des enseignants.
Les auteurs dudit mémorandum sont:
Yasser Yeddir Tamsamani, chercheur affilié à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE);
Joseph Brunet-Jailly, doyen honoraire de la Faculté de sciences éconpmiques d’Aix-en-Provence et enseignant à Paris School of International Affairs à Sciences Po Paris;
Abdellatif Komat, professeur et doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales à l'université Hassan II-Casablanca.
Fouzi Mourji, professeur d’économétrie à la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales à l'université Hassan II-Casablanca;