La grande thésaurisation: pourquoi le cash résiste à toutes les réformes?

Des billets de dirhams sur le point d'être enfermés dans un coffre fort. (Photo d'illustration).

En dix ans, la monnaie fiduciaire a bondi de 131%, révélant un paradoxe: malgré l’essor des paiements numériques et de la bancarisation, le cash reste dominant au Maroc, porté par l’informel. Dans un entretien avec Le360, l’économiste Abdelghani Youmni souligne que 29% du PIB circule en billets et que 50 à 80 milliards de dirhams demeurent thésaurisés hors circuit, avec des effets directs sur le crédit, l’épargne et la transmission de la politique monétaire. Analyse.

Le 09/12/2025 à 16h20

Le dernier rapport annuel de Bank Al-Maghrid, publié début décembre, a confirmé ce que de nombreux économistes observaient depuis une décennie: l’argent liquide continue de dominer l’économie marocaine. La monnaie fiduciaire en circulation a atteint 444 milliards de dirhams (MMDH) en 2024, soit une progression de 8% en un an. Cette hausse intervient dans un contexte où les paiements numériques, les virements instantanés et les solutions de mobile money connaissent pourtant des rythmes de croissance élevés. Le contraste est saisissant. Alors que le Maroc s’équipe d’infrastructures financières modernes et que la bancarisation progresse, le cash continue d’étendre son territoire.

Les chiffres agrégés sur les cinq dernières années confirment l’ampleur du phénomène. La masse de billets et pièces en circulation est passée de 356 MMDH en 2020 à près de 467 MMDH fin 2025, soit une progression cumulée de 131% en dix ans. Cette dynamique s’est accélérée durant la pandémie, lorsque les ménages ont privilégié la thésaurisation par prudence et par crainte de l’incertitude sanitaire. En 2020, la masse fiduciaire avait bondi d’environ 20%, établissant un précédent qui n’a jamais été totalement compensé.

À l’échelle macroéconomique, les conséquences sont considérables. Près de 30% du PIB circule aujourd’hui sous forme de billets, un niveau très supérieur aux standards internationaux. Ce ratio était de 22% à peine en 2019. Selon les différentes données disponibles, le billet de 200 dirhams représente 75% de la valeur totale des billets en circulation. Cette disproportion illustre une réalité connue mais rarement quantifiée: une grande part des espèces n’est pas utilisée pour des transactions mais stockée comme réserve de valeur, hors du circuit bancaire.

Pour l’économiste Abdelghani Youmni, spécialiste des politiques publiques, le diagnostic est sans appel. Il estime que l’usage du cash représente près de 29% du PIB et que 50 à 80 milliards de dirhams en monnaie fiduciaire demeurent immobilisés dans le circuit informel. Cette thésaurisation, souligne-t-il, «assèche les dépôts bancaires, fausse le taux d’épargne national et fragilise le système bancaire». Selon lui, l’augmentation de la monnaie fiduciaire ne doit en aucun cas être assimilée à une création de richesse: une accumulation excessive de liquidités hors circuit «pèse directement sur la croissance» et «affecte la structure même du PIB».

L’utilisation du cash ne relève pas uniquement de l’informel. Bank Al-Maghrib a observé que 77% de l’ensemble des transactions demeurent réglées en espèces, ce qui place le Maroc dans le groupe des économies où la désintermédiation des paiements reste très forte. Les chiffres relatifs au mobile money confirment ce décalage culturel. Moins de 10% des détenteurs de portefeuilles électroniques ont activé leurs comptes en 2024, malgré les incitations publiques et l’essor des FinTech. La carte bancaire, pourtant largement diffusée, reste peu utilisée pour les paiements du quotidien.

Les disparités géographiques accentuent ces tendances. Dans de nombreuses zones rurales ou semi-urbaines, la présence bancaire demeure insuffisante, les terminaux de paiement restent rares et la confiance vis-à-vis des institutions financières demeure fragile. L’argent liquide offre un avantage psychologique fort: il est concret, immédiat, gratuit d’usage et ne nécessite aucune compétence numérique. Pour les populations les moins bancarisées, le billet assure une forme d’autonomie et d’indépendance vis-à-vis des institutions.

Cette dimension culturelle est essentielle pour comprendre la résilience du cash. Selon plusieurs avis, la confiance envers les instruments numériques reste limitée. Beaucoup redoutent les fraudes, la perte de données ou les erreurs techniques. Les commerçants, quant à eux, jugent souvent les commissions trop élevées et préfèrent l’espèce pour éviter une traçabilité jugée intrusive. Comme le rappelle Youmni en citant la théorie de Zelizer, «la monnaie est une expression de contrôle physique de la dépense et de l’autonomie individuelle», ce qui explique pourquoi le passage à des formes dématérialisées ne se décrète pas par simple injonction politique.

L’année 2024 en offre une illustration spectaculaire. Les pics saisonniers de retraits autour de l’Aïd Al-Adha ont provoqué une tension immédiate sur la liquidité bancaire, nécessitant des injections massives de Bank Al-Maghrib. Les ménages ont retiré plus de 18 MMDH en quelques jours pour financer l’achat du mouton, essentiellement en espèces sur des marchés informels. Ce comportement se répète chaque année, entraînant des variations brutales du déficit de liquidité bancaire.

L’usage du cash demeure profondément ancré dans la société marocaine. Il relève à la fois de facteurs culturels, économiques, psychologiques et sociaux. Il reflète la persistance d’un secteur informel très présent, mais aussi une confiance différenciée envers les institutions financières. Cette réalité pèse sur les finances publiques, le système bancaire et la conduite de la politique monétaire. Elle appelle, dès lors, une réflexion stratégique de long terme, comme le reconnaît Bank Al-Maghrib dans son plan stratégique 2024-2028.

Quand le cash neutralise la modernisation économique

L’un des défis majeurs posés par la dominance du cash concerne la conduite de la politique monétaire. Dans une économie moderne, le canal de transmission principal passe par le crédit, les taux directeurs, la gestion des dépôts et la liquidité bancaire. Lorsqu’une part trop importante des transactions échappe au circuit bancaire, l’efficience de ces instruments se dégrade.

Selon plusieurs analyses convergentes, les retraits massifs d’espèces privent les banques d’une partie des dépôts nécessaires pour financer les crédits aux ménages et aux entreprises. En 2024, la tension sur la liquidité dans le secteur bancaire a atteint des niveaux significatifs, en particulier durant les périodes de fêtes et de vacances, lorsque les demandes de cash s’envolent. Ces à-coups de liquidité compliquent le pilotage quotidien de Bank Al-Maghrib, qui doit injecter de manière urgente des montants importants pour éviter des ruptures d’approvisionnement dans les guichets automatiques.

Pour Youmni, cette dynamique n’est pas seulement une gêne technique. Elle constitue un facteur de risque macroéconomique stratégique. Il rappelle que «la surliquidité alimentée par un volume important de cash peut générer des tensions hyperinflationnistes», renvoyant aux expériences internationales où la circulation excessive de billets a déstabilisé l’économie. Il évoque l’Argentine, la Turquie ou le Zimbabwe, où le cash avait servi de bouclier improvisé face à la défiance envers les institutions, au prix de fortes turbulences économiques.

Dans le cas marocain, le maintien d’un dirham partiellement convertible constitue une protection contre les fuites de capitaux massives. Si le Maroc passait à une convertibilité totale, explique Youmni en citant les analyses de Paul Krugman, Maurice Obstfeld et Marc Melitz, «la dominance du cash fragiliserait l’économie en la rendant vulnérable aux attaques spéculatives». Le billet physique permettrait aux opérateurs de contourner les circuits bancaires et d’échapper plus facilement aux contrôles de change.

Le parallèle entre cash et informalité est également crucial. Les mêmes données montrent que l’informel représente près d’un tiers du PIB et compte plus de deux millions d’unités de production. Ces structures, pour la plupart non enregistrées, fonctionnent quasi exclusivement en espèces, ce qui prive les banques d’informations essentielles pour évaluer les risques et accorder des crédits. Cette opacité nourrit l’asymétrie d’information, un élément central dans le modèle de Stiglitz et Weiss. Sans historique bancaire, les petites entreprises restent exclues du crédit formel, ce qui les condamne à la stagnation ou les pousse vers des financements informels coûteux.

L’accumulation de cash impacte également les finances publiques. Entre 80 et 90 MMDH échappent chaque année à l’impôt, selon les estimations officielles, mais Youmni juge ce chiffre insuffisant. Il rappelle que «la fraude réelle pourrait être largement supérieure» et que le cash constitue l’outil privilégié des acteurs ne maîtrisant pas les montages plus sophistiqués d’optimisation fiscale. La désintermédiation monétaire affaiblit donc la base fiscale, ce qui, dans un pays engagé dans de vastes chantiers sociaux et infrastructurels, constitue un handicap majeur.

Les recettes fiscales nettes ont certes progressé, atteignant près de 299 MMDH en 2024, soit une augmentation de plus de 50% en quatre ans. Mais les besoins publics sont immenses. L’État mobilise chaque année environ 560 MMDH entre dépenses et investissements. Sans une réduction durable de l’évasion fiscale et de l’informalité, le financement de l’État social risque d’être fragilisé. Youmni insiste sur ce point: «Réduire l’évasion fiscale à la seule lutte contre le cash serait une erreur, mais ignorer le rôle du cash dans la dissimulation monétaire serait tout aussi grave.»

Plus profondément, la prédominance du cash modifie la dynamique interne du PIB. Elle brouille la lecture des agrégats économiques et crée un écart entre la croissance mesurée et la croissance réelle. Youmni mobilise ici plusieurs travaux d’Araujo et Moreira, qui démontrent que l’argent blanchi, une fois réinjecté dans l’économie, peut stimuler l’investissement et la consommation, tout en restant invisible dans les indicateurs officiels. Cette économie hybride produit une croissance partielle, souvent mal comprise par les décideurs.

Ce brouillage statistique a des conséquences directes sur les politiques économiques. Il rend plus difficile la planification budgétaire, fausse les projections de recettes fiscales et limite l’efficacité des mesures de soutien à l’investissement. Il entretient aussi une forme d’injustice sociale, puisque les acteurs informels échappent à l’impôt tandis que les opérateurs formels en supportent l’essentiel.

L’informel, territoire du cash

L’une des spécificités marocaines réside dans la coexistence d’un secteur formel modernisé et d’un secteur informel extensif et protéiforme. Le cash en constitue l’ossature. La première source d’information mobilisée offre des données éclairantes. En 2023, 2,03 millions d’unités de production informelles étaient actives. Elles opèrent dans le commerce, l’artisanat, le bâtiment, la petite restauration, les services à la personne et des dizaines de micro-activités totalement invisibles du fisc.

La quasi-totalité de ces opérations se font en espèces, sans facture, sans traçabilité et sans dépôt bancaire. Le cash assure à ces acteurs une discrétion totale, leur permet de contourner la TVA, l’impôt sur les sociétés, l’IR et les cotisations sociales. Cette invisibilité représente un coût économique colossal. Elle prive l’État de recettes fiscales, mais aussi les travailleurs de droits sociaux, puisqu’ils ne bénéficient ni de couverture sociale ni de retraites.

Le cash joue aussi un rôle déterminant dans les pratiques de sous-déclaration. Dans l’immobilier par exemple, les prix de vente sont souvent minorés dans les actes notariés, tandis que le complément est réglé en billets. Ces transactions ne laissent aucune trace bancaire. L’achat de voitures d’occasion s’effectue également très souvent en espèces. Ce vide réglementaire nourrit l’opacité et favorise les pratiques illicites, y compris le blanchiment.

Pour Youmni, le cash est le symptôme d’une asymétrie plus profonde. Il explique que «la préférence pour le cash constitue une contrainte et peut exposer l’économie à l’impôt inflationniste». L’usage massif du billet réduit la part de monnaie scripturale, limite la capacité de crédit et entretient des taux d’intérêt élevés. La conséquence est directe: moins de crédit, moins d’investissement productif et une inclusion financière stagnante.

L’histoire offre un rappel sévère. Entre 1986 et 1990, le Maroc avait subi un épisode d’impôt inflationniste dû à l’ajustement structurel. Le cash avait alors joué un rôle d’amplificateur. La surliquidité, combinée à la désintermédiation, avait contribué à l’érosion du pouvoir d’achat. Les leçons de cette période demeurent dans la mémoire institutionnelle de Bank Al-Maghrib. L’institution sait qu’un volume trop important de cash menace l’équilibre monétaire, surtout dans un pays où le contrôle des capitaux demeure strict et où les réserves de change doivent être préservées.

Youmni mobilise également les travaux de la formalisation économique d’Hernando de Soto pour expliciter la relation inhérente entre informalité et usage du cash. Selon cette approche, l’argent liquide prospère dans les environnements où les coûts de formalisation sont élevés ou perçus comme tels. Réduire ces coûts est un prérequis pour favoriser l’intégration des acteurs informels dans l’économie formelle.

Cependant, Youmni avertit qu’aucune de ces transitions n’est purement technique. Les pays qui ont réussi à sortir de l’informalité l’ont fait à la faveur d’une transformation structurelle profonde: industrialisation rapide, montée des revenus du travail, expansion de la classe moyenne, renforcement de la justice socio-fiscale. Tant que ces fondations n’existent pas, la formalisation demeure limitée, et la dépendance au cash persiste.

Le phénomène de thésaurisation, quant à lui, témoigne de la défiance envers les institutions financières. Entre 60% et 80% des billets de 100 et 200 dirhams sont stockés hors du circuit, notamment dans les zones semi-rurales ou au sein de ménages modestes. Ce comportement révèle un manque de solutions d’épargne perçues comme attractives ou sûres. L’épargne liquide sert de réserve pour les imprévus, de garantie contre les risques sociaux et de mode de transmission informel. Le billet devient un instrument de sécurité autant que de transaction.

Les pics de retrait observés à l’occasion des fêtes religieuses en sont l’illustration la plus claire. Chaque année, durant l’Aïd, le Ramadan ou les vacances estivales, la demande en espèces explose, obligeant Bank Al-Maghrib à réapprovisionner intensivement les distributeurs automatiques. Cette saisonnalité recreuse le fossé entre le rythme de modernisation des paiements et les pratiques sociales profondément enracinées.

Les stratégies pour desserrer l’emprise du cash

Face à ce diagnostic sévère, les autorités marocaines ont engagé depuis 2020 une série de réformes visant à limiter l’usage du cash et à encourager l’adoption de moyens de paiement traçables. L’amnistie fiscale ayant permis la régularisation de plus de 50 MMDH constitue l’un des instruments majeurs de cette stratégie. D’autres mesures ont élargi le champ du paiement digital, imposé le paiement en ligne pour certaines taxes, renforcé la traçabilité dans le commerce et imposé des obligations de paiement scriptural dans certaines transactions publiques.

Les autorités envisagent également de plafonner légalement les paiements en espèces. Plusieurs scénarios sont à l’étude, notamment l’interdiction des paiements cash au-delà de 50.000 dirhams pour les entreprises dès 2026, avec une réduction progressive de ce seuil à 20.000 dirhams d’ici 2028. L’objectif est clairement de pousser les opérateurs vers des moyens de paiement bancaires, à l’image de ce que pratiquent l’Espagne ou l’Italie.

Une mesure phare concerne le secteur immobilier, où les ventes réglées en cash pourraient être surtaxées de 2% dans le futur cadre légal. Cette pénalité vise à décourager la sous-déclaration et à mettre fin aux pratiques opaques dans un secteur stratégique pour l’économie.

Bank Al-Maghrib prépare également la prochaine grande rupture technologique: l’introduction d’une monnaie numérique de banque centrale, un e-dirham dont les premières expérimentations sont en cours. Cette innovation permettrait de disposer d’une monnaie publique digitale, sécurisée, traçable et accessible au plus grand nombre. Elle représenterait une alternative crédible au billet, notamment pour les populations à faibles revenus.

Pour Youmni, la réussite de cette transition dépendra d’un équilibre délicat. Il insiste sur le fait que «la limitation des transactions en espèces permet à l’État d’exercer un contrôle qui dépasse la simple traque des activités illégales». Mais il ajoute une nuance fondamentale. L’efficacité de ces réformes dépendra de la confiance collective. Sans amélioration des revenus, sans justice fiscale perceptible et sans modernisation sociale, les réformes techniques ne suffiront pas. La transition vers une économie moins dépendante du cash sera lente, exigeante et multidimensionnelle.

Le défi consiste à accompagner les ménages et les petites entreprises, non à les contraindre. Le taux de bancarisation a certes atteint 58%, mais il demeure faible au regard des ambitions de modernisation. Le Maroc devra redoubler d’efforts pour offrir des solutions financières abordables, renforcer l’éducation financière, consolider le réseau bancaire et garantir une intégration numérique inclusive.

Les travaux académiques que Youmni mobilise rappellent que la disparition progressive du cash ne se produit que lorsque les moyens de paiement alternatifs deviennent plus efficaces, moins coûteux et plus sûrs. Ce fut le cas au Kenya avec M-Pesa, au Ghana, au Nigeria ou en Chine, où le mobile money a supplanté le billet grâce à des solutions simples, accessibles et adaptées aux besoins locaux.

Le Maroc se situe aujourd’hui dans une phase de transition intermédiaire. Les infrastructures existent, les réformes s’accélèrent, les mentalités évoluent progressivement. Mais le poids de l’informel, la confiance différenciée envers les institutions et la puissance culturelle du billet rendent cette transformation beaucoup plus complexe qu’un simple passage technologique.

La bataille du cash est autant économique que culturelle. Elle est budgétaire, sociale et psychologique. Elle se joue dans les souks comme dans les banques, dans les foyers ruraux comme dans les grandes entreprises, dans le droit fiscal comme dans les infrastructures technologiques.

Elle dictera, dans une grande mesure, la capacité du Maroc à entrer pleinement dans une économie moderne, inclusive et transparente.

Par Mouhamet Ndiongue
Le 09/12/2025 à 16h20