Au moment où les finances publiques subissent une pression continue — généralisation de la protection sociale, hausse des dépenses de santé, investissements d’infrastructures et exigences du PLF — la DGI resserre sa stratégie autour d’un triptyque: intelligence fiscale, traçabilité totale et incitations sélectives à la conformité. Les grandes orientations sont inscrites dans la loi-cadre n°69-19 portant réforme fiscale, dans les rapports successifs du ministère de l’Économie et des Finances, ainsi que dans les travaux internes de la DGI sur l’analyse du risque, désormais considérés comme la pierre angulaire de la nouvelle doctrine de contrôle.
Les signaux d’alerte s’accumulent depuis plusieurs exercices. Selon une analyse sur le risque, les pertes liées à la fraude et à l’évasion ont atteint un niveau «considérable», capable d’affecter la soutenabilité budgétaire. Le PLF 2025 a confirmé ces tensions: croissance modérée de l’assiette, rigidité des dépenses sociales, pression accrue sur l’investissement public.
La concentration des recettes est sans équivalent. La moitié des rentrées de TVA, d’IS et d’IR provient de seulement 140 entreprises. Pour l’impôt sur les sociétés, 1% des entreprises supporte près de 80% de la charge fiscale, un déséquilibre confirmé à plusieurs reprises par le ministère des Finances. En parallèle, les déclarations nulles atteignent des niveaux vertigineux: 86% pour la TVA, 76% pour l’IS. Autant d’indicateurs qui révèlent l’ampleur de la sous-déclaration, l’utilisation de sociétés dormantes et la persistance d’un informel massif.
L’IR professionnel, quant à lui, ne pèse que 5% des recettes, tandis que les salariés en supportent 73%, selon les données officielles 2024 de la DGI. Le ministère de l’Économie et des Finances évaluait, la même année, les pertes liées à l’IS à plus de 9 milliards de dirhams, un manque à gagner qui fragilise la capacité du pays à financer ses politiques publiques et pose une question centrale: qui contribue réellement à l’effort fiscal national?
L’intelligence fiscale comme nouveau socle stratégique
Face à cette situation, l’administration fiscale engage une transformation profonde, inspirée des modèles chilien, portugais et estonien, considérés comme les plus avancés en matière d’audit automatisé. Le Service de l’analyse risque pilote désormais une stratégie de data fiscale à grande échelle, destinée à faire basculer l’écosystème fiscal d’un système déclaratif vers une logique de surveillance prédictive.
Le futur data warehouse fiscal, annoncé dans les documents stratégiques de la DGI, constituera la colonne vertébrale de ce nouveau modèle. Il permettra de croiser des milliers d’indicateurs sectoriels, comportementaux et temporels: bilans comptables, ventes, importations, flux bancaires, données foncières, factures électroniques, données CNSS, historiques déclaratifs. L’usage de l’IA s’étendra progressivement pour détecter des signaux faibles, des incohérences répétitives ou des schémas typiques de fraude.
Le pilotage interne sera également revu. Les équipes de vérification seront évaluées non plus sur le volume de contrôles, mais sur la pertinence des ciblages, les retours effectifs et l’efficacité du traitement. Un comité de pilotage, appuyé par des tableaux de bord dynamiques, suivra ces indicateurs en continu. L’objectif est d’augmenter de 20% le taux de ciblage pertinent d’ici 2026.
L’un des leviers les plus structurants de la réforme est celui de la traçabilité comptable et financière, désormais au cœur de la stratégie anti-fraude.
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La DGI accélère d’abord l’entrée en vigueur des logiciels certifiés, de l’horodatage quotidien des écritures et de la transmission numérique du fichier des écritures comptables (FEC), exigence inspirée du modèle français mais adaptée au contexte marocain. Ces mécanismes rendent beaucoup plus difficile la manipulation comptable, les ventes en double circuit ou la dissimulation d’activité.
La traçabilité comme arme centrale
La lutte contre l’usage du cash devient également un axe majeur. Conformément aux dispositions avancées dans les notes explicatives du ministère des Finances, la non-déductibilité des paiements en espèces au-delà d’un seuil strictement réduit est une rupture profonde. L’objectif est d’accélérer la transition vers des paiements traçables et réduire le champ d’action de l’informel, à l’image des expériences turque, brésilienne ou indienne.
La DGI renforce également les mécanismes de contrôle liés à la facturation électronique, dont le déploiement progressif, amorcé en 2024, sera l’un des piliers de la lutte contre les fausses factures. Plus de 50.000 entreprises identifiées dans des circuits de factures fictives feront l’objet d’une procédure systématique, avec transmission rapide au parquet, une capacité confirmée par les dernières dispositions pénales introduites en droit fiscal.
La production ou l’utilisation de fausses factures sera désormais requalifiée en atteinte à l’intérêt public, alignant la réponse du Royaume sur les standards internationaux en matière de criminalité économique.
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Le volet répressif s’accompagne d’une dimension incitative destinée à promouvoir les comportements exemplaires. La DGI prépare le lancement d’un label «Contribuable citoyen», cité dans ses orientations stratégiques, qui offrira des avantages concrets notamment la réduction de la fréquence des contrôles, instruction accélérée des remboursements de TVA, accès facilité à certains marchés publics, meilleure prévisibilité administrative.
Une seconde catégorie, «Conformité durable», sera réservée aux entreprises affichant un comportement irréprochable sur une période d’au moins cinq ans. Ce statut marque l’ambition du Maroc de se rapprocher des pratiques OCDE, fondées sur la coopération fiscale, la confiance graduée et la contractualisation.
Les objectifs fixés pour la période 2024-2026 s’inscrivent dans la mise en œuvre de la loi-cadre 69-19: hausse significative de la conformité spontanée, réduction des contrôles peu productifs, montée en puissance d’un recouvrement forcé plus efficace et optimisation du rendement fiscal. Au-delà de l’enjeu budgétaire, cette transformation constitue un test déterminant pour la crédibilité de l’État, alors que le FMI, la Banque mondiale et les agences de notation scrutent la capacité du Maroc à élargir durablement son assiette fiscale.








