Hicham El Hafdi, expert militaire: «Voici à quoi ressemblera la future Industrie de défense au Maroc»

Un officier des Forces armées royales (FAR) déployant un drone kamikaze SpyX.

EntretienLes objectifs et la stratégie derrière les deux zones d’accélération industrielles de défense, nouvellement créées en vertu d’un décret adopté en conseil des ministres présidé par le Roi, sont longuement analysés dans de cet entretien avec le consultant en intelligence économique Hicham El Hafdi.

Le 15/06/2024 à 14h12, mis à jour le 15/06/2024 à 14h32

Hicham El Hafdi, ancien officier supérieur de la Garde royale, analyste en géopolitique et consultant en intelligence économique, explique par le menu, dans cet entretien avec Le360, comment la création des zones d’accélération industrielle de défense par le Maroc s’inscrit dans un continuum, et livre une grille de lecture exhaustive sur les avantages stratégiques à tirer de ce pas de géant en matière d’industrie militaire.

Le360: selon vous, quels sont les objectifs principaux derrière la création de ces zones d’accélération industrielle de défense au Maroc?

Hicham El Hafdi: la création des zones d’accélération industrielle de défense s’inscrit dans un continuum. C’est la suite attendue et naturelle d’un ensemble de signaux précurseurs dont les plus saillants sont la multiplication des accords de partenariat avec un ensemble d’opérateurs publics et privés de l’industrie de défense au niveau international depuis quelques années, l’adoption en 2020 de la loi n°10-20 fixant la cadre juridique de l’industrie de défense, et plus récemment encore l’allocation d’un budget record de 12 milliards de dollars pour la défense nationale au titre de la loi de finances 2024, dont l’article 37 fait du soutien au développement de l’industrie de la défense un axe majeur de cet effort budgétaire historique.

«Au-delà de l’aspect symbolique porté par cette annonce, il y a aussi des aspects purement techniques et opérationnels.»

—  Hicham El Hafdi

Le premier objectif est donc de joindre l’acte à la parole, en matérialisant le noyau de la Base industrielle et technique de défense (BITD) que le Maroc aspire à mettre en place. Cette action permet aussi d’envoyer un signal fort aux investisseurs potentiels sur la volonté ferme de l’État marocain de développer cette activité, et donnera en outre des indications sur les priorités stratégiques identifiées par la commission nationale ad hoc.

Au-delà de l’aspect symbolique porté par cette annonce, il y a aussi des aspects purement techniques et opérationnels. Ainsi, opter d’emblée pour une structure de la BITD en clusters permet de favoriser la concentration et la rétention des compétences et d’encourager les partenariats et l’innovation, les entreprises au sein d’un cluster ayant tendance à collaborer plus facilement. Aussi, la proximité des entreprises permet des économies d’échelle à travers la mutualisation de certaines ressources, réduisant donc les coûts opérationnels et augmentant l’efficacité. En outre, les clusters bénéficient souvent d’un meilleur accès aux financements publics et privés, les investisseurs étant plus enclins à soutenir des zones où ils voient un potentiel de croissance et d’innovation concentré.

Autre point important, et non des moindres, les clusters permettent une réponse rapide et coordonnée aux besoins urgents de défense. En effet, la proximité des partenaires et des fournisseurs rend possible une plus grande réactivité face aux demandes et exigences des donneurs d’ordre.

«Viser l’autonomie, même relative, à travers un taux d’intégration locale élevé dans les secteurs prioritaires, serait une contribution majeure des zones industrielles annoncées à nos capacités de défense.»

Comment ces zones contribueront-elles à renforcer la capacité de défense du pays?

Un mot pour répondre à votre question: souveraineté. Je ne me berce pas d’illusions, aucun pays ne dispose d’une industrie de défense totalement autonome, mais j’aime donner une définition pragmatique et réaliste de cette notion: il s’agit de choisir ses dépendances. En d’autres termes, le Maroc devra déterminer les secteurs de l’industrie de défense dans lesquels il ambitionne de renforcer son autonomie. Cela permettra de sanctuariser les capacités de défense nationale contre des facteurs exogènes qui évoluent au gré des tensions géopolitiques, des perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales ou encore de l’évolution des législations sur l’exportation des matériels de défense.

Viser l’autonomie, même relative, à travers un taux d’intégration locale élevé dans les secteurs prioritaires, serait une contribution majeure des zones industrielles annoncées à nos capacités de défense. Leur contribution ne saurait toutefois être circonscrite à ce volet seul. Leur impact s’étend bien au-delà, car aucune industrie de défense ne peut survivre uniquement grâce aux commandes domestiques. D’où la nécessité des activités d’exportation pour assurer la viabilité économique. Celles-ci offrent alors un puissant outil de soft power pour les pays exportateurs de matériels de défense, qui peuvent s’en servir pour projeter une image de puissance, ou encore comme levier de négociation pour défendre leurs intérêts nationaux.

«Il est plausible que la fabrication de munitions attire une part significative des investissements initiaux, encouragée par le retour en force de la «guerre des stocks» suite au conflit ukrainien.»

—  Hicham El Hafdi

Nous pouvons donc nous attendre, à moyen terme, à ce que les activités développées au sein des zones d’accélération industrielles de défense offrent au Maroc autant de leviers d’influence et de soft power, rendant ainsi possibles de nouvelles ouvertures diplomatiques, tout en renforçant les partenariats déjà établis, surtout au niveau régional.

Quels types d’industries sont susceptibles d’être implantées dans ces zones?

Officiellement, rien n’a encore été révélé concernant le type d’activités susceptibles d’être implantées dans ces zones. On ne peut donc qu’émettre des hypothèses en s’appuyant sur les divers accords de partenariats signés par le Maroc ces dernières années, et tirer quelques conclusions des enseignements militaires tirés des conflits récents.

En prenant ces différents éléments en compte, il est plausible que la fabrication de munitions attire une part significative des investissements initiaux, encouragée par le retour en force de la «guerre des stocks» suite au conflit ukrainien. De même, la dronisation progressive des champs de bataille fait des différentes catégories de drones, un must have pour les armées modernes. Les accords signés par le Royaume prévoient déjà l’implantation d’unités de production sur le territoire national.

«Il s’agirait de monter en gamme pour réparer des matériels modernes toujours plus complexes, comme la flotte de chasseurs F16 actuellement en cours de mise à niveau vers le standard Viper.»

—  Hicham El Hafdi

En outre, en élargissant un peu le scope, nous pouvons envisager également des activités industrielles s’appuyant sur les écosystèmes automobile et aéronautique existants. Les applications duales offrent une base non négligeable pour se lancer dans des activités d’assemblage ou de fabrication de véhicules de transport de troupe ou de composantes aéronautiques par exemple.

Un autre investissement prioritaire pourrait être la création de centres de maintenance et de réparation des matériels militaires. Bien que les Forces armées royales disposent déjà d’une expertise significative en la matière, il s’agirait de monter en gamme pour réparer des matériels modernes toujours plus complexes, comme la flotte de chasseurs F16 actuellement en cours de mise à niveau vers le standard Viper.

Toutes ces activités, et bien d’autres à venir, ne pourraient toutefois se développer sans être adossées à des centres de formation dédiés et des instituts de recherche dynamiques et innovants. Il est essentiel que les futurs clusters de défense ne négligent pas cet aspect fondamental, et en fassent un moteur pour le développement du secteur. L’État aura un rôle majeur à jouer en favorisant le transfert des connaissances comme élément central des mécanismes de compensation industrielle.

«Les pays disposant d’une industrie de défense constituent un club prestigieux et fermé qui jouit d’un capital très positif en termes d’image projetée et de puissance réelle et perçue.»

—  Hicham El Hafdi

Quels avantages stratégiques le Maroc espère-t-il tirer de cette initiative dans le domaine de la défense?

Outre les avantages évidents que nous avons déjà évoqués en termes de renforcement de la souveraineté et des capacités de défense, de développement du tissu industriel et d’accroissement de l’influence, je pense que les avantages stratégiques attendus de cette initiative se traduisent surtout en termes d’image et de positionnement géopolitique, les deux étant intimement liés.

En effet, les pays disposant d’une industrie de défense constituent un club prestigieux et fermé qui jouit d’un capital très positif en termes d’image projetée et de puissance réelle et perçue. Cela impacte notablement leurs positionnements géopolitiques dans le sens d’une plus grande autonomisation, de manière à être plus cohérents avec la défense des intérêts nationaux. À mon humble avis, c’est à ce niveau que les avantages les plus importants pourraient être engrangés sur le moyen et long terme. Les différentes success stories sectorielles inscrites à l’actif du Maroc sous le règne de SM le roi Mohammed VI marquent un momentum, une dynamique dont l’industrie de défense naissante pourra se nourrir pour réaliser ces objectifs certes ambitieux, mais loin d’être inatteignables.

Par Saad Bouzrou
Le 15/06/2024 à 14h12, mis à jour le 15/06/2024 à 14h32