Financement des très petites entreprises: les contours d’un tournant stratégique

Traitement et vérification de données comptables. (Photo d'illustration). DR

Signée récemment par un ensemble élargi d’acteurs publics et privés, la Charte nationale dédiée aux très petites entreprises ambitionne de lever les freins structurels au financement des TPE. En tirant les leçons du programme Intelaka, ce cadre inédit mise sur un accompagnement renforcé, un scoring national et des engagements chiffrés pour transformer durablement un segment qui représente 94% du tissu économique national. Décryptage.

Le 25/12/2025 à 14h11

Une Charte nationale relative au financement et à l’accompagnement des très petites entreprises (TPE) a été signée, le 4 décembre 2025 à Rabat, par un ensemble élargi d’acteurs publics, financiers et professionnels.

Le ministère de l’Économie et des Finances, le ministère de l’Investissement, Bank Al-Maghrib (BAM), Tamwilcom, Maroc PME, le Groupement professionnel des banques du Maroc (GPBM), la Fédération nationale des associations de microcrédit (FNAM), la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et la Fondation marocaine pour l’éducation financière (FMEF) ont ainsi scellé un engagement collectif inédit en faveur de ce segment clé du tissu productif.

Selon ses initiateurs, cette Charte répond directement aux orientations royales appelant à la réduction des disparités sociales et territoriales et à la promotion d’un développement territorial intégré. Ces orientations incitent aussi le secteur bancaire national à renforcer son implication dans la dynamique économique du pays, à faciliter les procédures d’accès au crédit et à s’ouvrir davantage aux autoentrepreneurs et aux petites et moyennes entreprises.

Ce cadre accompagne le déploiement de la Charte de l’investissement, qui a instauré de nouveaux dispositifs de soutien à l’investissement privé, notamment au profit des TPME. L’objectif est de stimuler la création d’emplois, de renforcer l’investissement et de réduire les inégalités territoriales, tout en améliorant l’inclusion financière.

À travers ce texte, les parties signataires entendent mieux servir les TPE tout au long de leur cycle de vie. L’enjeu est de taille: celles-ci représentent près de 94% du tissu productif national, mais leur potentiel économique demeure encore largement sous-exploité.

Sur le plan opérationnel, la Charte prévoit le déploiement de nouvelles mesures concrètes à trois niveaux. En matière de financement, les banques, les institutions de microfinance et Tamwilcom s’engagent à proposer des offres de crédit et de garantie renforcées et mieux adaptées aux besoins spécifiques des TPE. BAM a, de son côté, mis en place, dès mars 2025, un mécanisme de refinancement spécifique aux TPE à un taux préférentiel.

Concernant la notation des crédits, on prévoit de mettre en place un système national de scoring dédié à ce segment, dont le déploiement est prévu à partir de début 2026. L’accompagnement constitue le troisième pilier de la Charte. Les parties signataires se sont engagées à renforcer et à mieux coordonner les actions de formation, de sensibilisation et d’appui technique en faveur des TPE, en tenant compte de leurs réalités économiques et territoriales.

Pour assurer la cohérence et le suivi de ces engagements, la Charte institue un Comité TPE chargé d’évaluer régulièrement la mise en œuvre des mesures, à travers des mécanismes de reporting et de coordination entre les différentes parties prenantes.

Les leçons d’Intelaka

Revenant sur cette Charte lors de la réunion trimestrielle de son Conseil, tenue le 16 décembre 2025 à Rabat, le wali de BAM, Abdellatif Jouahri, a précisé que cette initiative émane directement de la Banque centrale, dans le prolongement de l’appel royal invitant les banques à fournir un effort supplémentaire en faveur du financement des petites entreprises.

S’appuyant sur l’expérience du programme Intelaka, qui a permis de mobiliser près de 9 milliards de dirhams au profit d’environ 38.000 entreprises, BAM a dressé un diagnostic sans complaisance. Près de 42% des projets présentés aux banques ont été refusés car jugés non bancables, une évaluation que BAM dit avoir vérifiée et jugée fondée.

Ce constat a conduit à un changement d’approche. L’accent est désormais mis sur l’accompagnement des porteurs de projets du début à la fin, afin d’éviter que les mêmes erreurs ne se reproduisent. L’enjeu est d’autant plus important que, selon l’Observatoire de la TPME, 94% des entreprises marocaines réalisent un chiffre d’affaires annuel inférieur ou égal à 10 millions de dirhams, et que 80% d’entre elles ne dépassent pas 3 millions de dirhams.

Pour Abdellatif Jouahri, maintenir le statu quo reviendrait à gérer ces entreprises dans l’urgence, au gré des crises économiques. L’ambition affichée est double: mettre fin à la précarité structurelle des TPE et les renforcer afin qu’elles puissent se pérenniser et évoluer, à terme, vers des entreprises de taille moyenne ou grande, dans une logique de moyen terme.

Parmi les principaux leviers annoncés, figure la création d’un scoring national des TPE. Celui-ci est en cours d’élaboration avec les bureaux de crédit et une startup marocaine spécialisée dans l’intelligence artificielle, révèle Jouahri. Une fois opérationnel, ce scoring devra être utilisé par les banques, qui devront justifier toute décision s’en écartant.

L’accompagnement territorial constitue un autre axe majeur, notamment dans les régions éloignées où les difficultés ont été particulièrement palpables lors du déploiement d’Intelaka. Maroc PME et les Centres régionaux d’investissement sont appelés à jouer un rôle central dans la préparation de dossiers bancables, avec l’appui de la Fondation marocaine pour l’éducation financière pour la formation des formateurs.

Les banques, le Crédit agricole pour le secteur agricole et Barid Bank pour les régions lointaines seront également mobilisés. Des objectifs chiffrés ont été fixés, notamment le doublement des réalisations du programme Intelaka, note Jouahri. Tamwilcom relèvera, par ailleurs, la quotité de garantie des crédits TPE de 70% à 75%, et à 80% lorsque l’entreprise est dirigée par une femme, tandis que les associations de microcrédit ont réduit leurs taux à 20%.

Zakaria Fahim: «La Charte TPE change la logique du système»

Pour analyser la portée réelle de cette Charte, Le360 a interrogé Zakaria Fahim, Managing Partner de BDO Morocco et expert en accompagnement des entreprises. Selon lui, la Charte TPE constitue une rupture concrète non pas parce qu’elle crée de nouveaux instruments, mais parce qu’elle modifie en profondeur la logique du système.

Les mécanismes précédents, relève-t-il, étaient essentiellement centrés sur les produits -lignes de crédit, garanties ou programmes- souvent fragmentés et inégalement appliqués.

La Charte introduit, selon lui, trois ruptures majeures.

D’abord, une responsabilité collective formalisée, qui engage l’ensemble de la chaîne – État, Banque centrale, établissements de crédit, organismes de garantie et d’accompagnement – autour d’obligations opérationnelles, de reporting et d’un dispositif de suivi porté par le Comité TPE.

Ensuite, la reconnaissance explicite des TPE personnes physiques, en particulier les autoentrepreneurs, comme une cible à part entière.

Enfin, une approche systémique du cycle de vie de la TPE, intégrant financement, accompagnement, restructuration et gestion des difficultés, un point jugé essentiel pour les très petites structures dont le chiffre d’affaires est inférieur à un million de dirhams.

Zakaria Fahim souligne toutefois que la crédibilité de la Charte se jouera sur sa capacité à prioriser réellement les «petites» TPE, celles dont le chiffre d’affaires est inférieur à un million de dirhams, particulièrement vulnérables au moindre choc de trésorerie.

Selon l’expert, les innovations annoncées peuvent modifier durablement le comportement des banques, à condition qu’elles soient utilisées pour inclure plutôt que pour filtrer davantage. La simplification des procédures et la digitalisation des parcours sont jugées indispensables pour réduire les coûts de traitement des petits dossiers, souvent considérés comme peu rentables.

Les garanties de Tamwilcom constituent un amortisseur de risque important, mais insuffisant à elles seules. Le véritable levier réside, selon lui, dans le futur système national de scoring intégrant des données alternatives et l’intelligence artificielle. Pour les TPE informelles ou semi-formelles, l’analyse des flux digitaux et des comportements de paiement pourrait profondément transformer l’évaluation du risque.

Enfin, Zakaria Fahim met en garde contre le risque de dispersion de l’accompagnement, dans un écosystème historiquement fragmenté et marqué par de fortes disparités territoriales. Si la création du Comité TPE et l’obligation de reporting constituent des avancées, leur efficacité dépendra d’une déclinaison concrète sur le terrain.

Il plaide pour un point d’entrée unique au niveau territorial, appuyé par une plateforme digitale commune, afin d’orienter les entrepreneurs, d’assurer un suivi personnalisé et d’éviter les ruptures de parcours, notamment dans les régions moins dotées. Pour l’expert, le succès de la Charte ne se mesurera ni au nombre de conventions signées ni aux volumes de crédits annoncés, mais à une question simple: les TPE de moins d’un million de dirhams auront-elles enfin accès à un financement adapté, lisible et accompagné?

Par Lahcen Oudoud
Le 25/12/2025 à 14h11