La phase 2 de la cession du contrôle de Cosumar par la SNI, réalisée le 22 janvier 2014, a été présentée comme un coup de maître. La presse a salué par des hourras l’introduction d’un consortium d’institutionnels dans le capital de cette entreprise : Axa Assurances, CNIA Saada, RMA Watanya, SCR, Wafa Assurances, MAMDA, MCMA, CDG, CMR, RCAR, Wafa Gestion, CFG. Cette phase 2 complète la première cession durant laquelle SNI a conclu, le 15 avril 2013, un "accord stratégique" avec le premier groupe agroalimentaire en Asie, Wilmar International, au terme duquel ce groupe est entré dans le capital de Cosumar à hauteur "seulement" de 27,5%. Le non contrôle de Cosumar par un groupe étranger a été interprété et proclamé comme une volonté délibérée de SNI de maintenir la gouvernance du sucre dans le giron marocain.
Pourquoi SNI n’a pas fait preuve du même patriotisme, lors des cessions de BIMO, de Cristal-Lesieur et de Centrale Laitière, qui sont des entreprises dont le contrôle est assuré par des groupes étrangers ? Est-ce que Wilmar International a cherché à obtenir le contrôle de Cosumar et comment SNI a pu convaincre ce géant de l’agroalimentaire à y renoncer ? La réponse d’un haut responsable à la SNI, qui a requis l’anonymat, est catégorique : "Les candidats à la reprise des sociétés cherchaient avec insistance à chaque fois à obtenir la majorité ainsi que le contrôle franc. SNI s’est imposé la contrainte d'associer le capital marocain à travers les investisseurs institutionnels pour doter les sociétés cédées d'un équilibre dans la gouvernance et pour défendre les intérêts marocains et des petits porteurs, alors qu’il était plus facile pour elle par exemple de vendre une majorité franche de Lesieur et Cosumar". Le ton péremptoire de cette réponse résiste pourtant mal à l’épreuve des faits et des chiffres.
Dans notre enquête, nous avons commencé par nous pencher sur le dernier rapport annuel de Cosumar et particulièrement sur le compte annuel des résultats de l’entreprise datant de 2012. Nous avons montré ce rapport financier à une source familiarisée avec les cessions des grandes entreprises. Notre source a feuilleté le rapport et s’est arrêtée devant un dessin qui retrace la chaîne de valeur de Cosumar. En haut de ce dessin, sont figurés deux moyens de transport : un bateau (allusion à l’importation de sucre brut) et un camion (allusion à la production locale de canne à sucre et de Betterave). "Si vous voulez avancer sur votre enquête, suivez le bateau !", lance notre source.
Sur la piste du bateau
L’itinéraire du bateau conduit aux fournisseurs de Cosumar en sucre brut. Le Maroc est l’un des plus grands consommateurs de sucre au monde. Alors que la moyenne mondiale annuelle de consommation de sucre par personne est de 20 kgs, le Marocain consomme plus de 37 kgs de sucre par an, selon des chiffres rendus publics par Cosumar. Cette consommation fait du Maroc un client de choix pour les exportateurs de sucre brut. Et justement, Wilmar International, qui a racheté des parts dans le capital de Cosumar sans en assurer le contrôle, se présente sur son site web comme un grand vendeur de sucre brut "qui vend et distribue ses produits sur un réseau de distribution étendu à des clients présents dans plus de 50 pays". Combien de tonnes de sucre brut importe Cosumar par an ? Dans le bilan 2012 des résultats de l’entreprise, le montant alloué aux achats s’élève à 6647,7 millions de dirhams. Nous avons interrogé avec insistance Mohamed Fikrat, PDG de Cosumar, pour connaître le pourcentage de sucre produit localement et de sucre importé dans ces plus que 6,6 milliards de dirhams, dédiés à l’achat de produits qui interviennent dans la fabrication du sucre raffiné. Il a refusé de nous répondre. Que peut bien cacher la gêne du PDG de Cosumar à répondre à cette question ?
Dans le dernier rapport de l’Office des changes, on apprend que le Maroc a importé 1.002 566 tonnes de "sucre brut ou raffiné" en 2012. Valeur : 5.100.807.000, 00 dhs. Compte tenu du fait que Cosumar a le monopole du sucre au Maroc, il est par conséquent l’unique importateur de sucre brut au pays. "Pour protéger la production locale, le sucre raffiné (granulé et morceaux) est soumis à une taxation de 35 à 42%. Ce qui veut dire que la part de sucre raffiné dans le montant des 5,1 milliards de dirhams, affichée par l’Office des changes, est nulle et que cette somme est allouée quasi totalement à l’importation de sucre brut", précise un acteur de l’économie qui a requis l’anonymat.
A ce sujet, le rapport sur la compensation du projet de loi des Finances pour l’année budgétaire 2014 est sans appel. On y apprend que "les importations du sucre brut ont augmenté de près de 39% entre l’année 2008 et l’année 2012 en passant de 746.000 tonnes (T) à près de 1.040.000 de tonnes pour faire face à la faiblesse de la production locale de sucre". Le document du ministère de l’Economie et des finances précise que les 1.040.000 de tonnes de sucre brut importées en 2012 ont été achetées à 578 dollars USD par tonne. Ce qui fait plus de 601 millions dollars US, et correspond à peu près à la somme de 5,1 milliards de dirhams alloués, selon l’Office des changes, à l’importation du sucre au Maroc. Ce même document ajoute que la production locale de sucre était de 20% en 2012 et est passée à près de 30% en 2013. Donc, ce document apporte une réponse précise à la question à laquelle le PDG de Cosumar a refusé de répondre : en 2012, la production locale couvrait seulement 20% des besoins en sucre et 80% ont été importés. C’est cette manne financière supérieure à 5 milliards de dirhams par an qui intéresse Wilmar International. En entrant dans le capital de Cosumar, Wilmar s’assure l’exclusivité de la vente de sucre brut à l’entreprise marocaine. Du moment que Wilmar sécurise l’exclusivité de l’approvisionnement de Cosumar en sucre brut, le contrôle de cette entreprise lui importe peu. "La gouvernance et les performances de Cosumar ne revêtent pas d’intérêt pour Wilmar. Ce qui intéresse les Chinois, détenteurs de l’entreprise établie à Singapour, c’est de prendre le minimum de parts dans une entreprise à laquelle ils peuvent vendre ad vitam æternam leur sucre brut", précise notre source.
Une fois que l’on sait que Wilmar n’est intéressé que par l’approvisionnement de Cosumar en sucre brut, le contrôle de cette entreprise par des institutionnels marocains sonne beaucoup moins comme un coup de génie. Et les propos catégoriques du haut responsable à la SNI affirmant que Wilmar a cherché la majorité franche dans Cosumar s’en trouvent vigoureusement ébranlés. "Cosumar est une société que la SNI n’a pas réussi à vendre, en dépit de plusieurs tentatives", nous confie l’économiste Najib Akesbi. Et tout porte à croire que cette entreprise a été vendue à celui qui a bien fini par se présenter et non pas à celui à qui on a décidé de la vendre moyennant des conditions strictes pour en préserver la marocanité, comme l’affirme le responsable de la SNI.
Vendre à qui veut acheter
Indépendamment des véritables motivations qui ont poussé Wilmar à entrer dans le capital de Cosumar, nous avons demandé à la SNI pourquoi le schéma du contrôle de Cosumar par des actionnaires marocains n’a pas été appliqué à Lesieur-Cristal et à Centrale laitière qui opèrent dans des domaines aussi sensibles que le sucre. "En ce qui concerne Lesieur-Cristal, l’appel à manifestation avait été ouvert aux industriels étrangers et marocains. Ces derniers n’ayant pas répondu présents, SNI a structuré une opération associant un opérateur international leader aux investisseurs institutionnels marocains", répond le haut responsable à la SNI qui a requis l’anonymat. Nous avons interrogé un responsable dans une société marocaine qui était susceptible d’être intéressée par la cession de Lesieur-Cristal. Ce responsable confirme effectivement que la SNI avait fait le tour des Marocains pour vendre Lesieur-Cristal. Mais il apporte une précision de taille : "Les Marocains ont été approchés pour un rachat global de Lesieur. A aucun moment, il ne leur a été proposé de participer au contrôle de cette entreprise, comme pour Cosumar. En des termes plus clairs, l’entreprise marocaine qui aurait pu être intéressée par Lesieur devait allonger un chèque pour le rachat de toute la boîte". Personne n’a voulu racheter Lesieur-Cristal dans sa totalité. Résultat : Sofiproteol rachète le 12 juillet 2011 41% du capital de Lesieur-Cristal (1,3 milliards de dirhams) et devient l’actionnaire de référence de cette entreprise. D’emblée, le groupe français ne fait aucun mystère sur ses intentions de "détenir au moins 51% du capital de la société pour pouvoir piloter la stratégie de développement de la société avec de larges marges de manœuvre". Ce contrôle était au demeurant irrévocable et programmé depuis le rachat des 41% par Sofiproteol, eu égard aux 14,70% d'actions détenus par de petits porteurs et à la volonté proclamée de la SNI de se désengager des 22,30% de parts qu’elle y détient encore dans le cadre d’une offre publique de vente (OPV) à la Bourse de Casablanca.
La cession de Centrale laitière rompt davantage avec le schéma de Cosumar, censé préserver le "caractère national" de l’entreprise. Le 27 juin 2012, SNI vend à Danone 37,8% de Centrale laitière pour 6,1 milliards de dirhams. Danone, qui était déjà dans le capital de Centrale laitière depuis l’ONA, devient actionnaire majoritaire à 67%. Moins de deux mois après le contrôle de Centrale laitière, le groupe français crée l’électrochoc en augmentant le prix du litre de lait de 40 à 50 centimes, suivant les gammes. "Le scandale de la hausse des prix du lait souligne les différences qui existent entre le groupe français qui a pris le contrôle de Centrale laitière et le groupe singapourien. Danone, qui n’a rien à vendre à Centrale laitière, se doit de contrôler cette entreprise et de mettre en place une stratégie pour faire des bénéfices. Les Français n’ont pas accepté de partager le contrôle de l’entreprise avec des Marocains, parce qu’ils veulent maximiser leur investissement", conclut notre source. Pourtant, le lait, qui fait vivre des dizaines de milliers de petits éleveurs, est aussi stratégique pour les intérêts nationaux que le sucre. Mais SNI ne semble pas avoir eu la préoccupation d’en préserver le "caractère national" comme elle l’a proclamé pour Cosumar. Au final, il faut bien se résoudre à l’idée que la SNI n’a fait que donner à chacun ce qu’il voulait et n’a pas protégé les intérêts de l’Etat comme elle aime à le répéter.
Par Le360
Le 21/02/2014 à 15h30