Il existe des lieux qui racontent mieux que d’autres le passé profond d’un pays. Ahl al Oughlam, un site enfoui sous les carrières de Casablanca, est de ceux-là. À cet endroit, les paléontologues ont retrouvé l’une des plus riches collections d’animaux fossiles du continent africain, à savoir plus de 4.000 restes. Un trésor scientifique qui continue de révéler l’histoire de la faune qui vivait sur les bords de l’Atlantique, indique le professeur Abderrahim Mohib, archéologue et spécialiste de la préhistoire.
Découvert en 1985, le site d’Ahl al Oughlam est, de loin, la localité paléontologique la plus riche d’Afrique du Nord. Préservée au sein de blocs effondrés au pied d’une falaise fossile, l’accumulation osseuse résulte en grande partie de l’action de plus de vingt espèces de carnivores, dont un guépard primitif et un félin à canines en sabre, détaille-t-il.
«On a dénombré ici plus de soixante espèces de mammifères, ainsi que des amphibiens, des reptiles et de nombreuses espèces d’oiseaux. Cette faune doit être comparée à celles de l’Omo, de Laetoli et d’Olduvai en Afrique orientale. Son âge est estimé, par la biochronologie, entre 2,5 et 2,3 millions d’années. Vu l’importance scientifique du site, il a été inscrit sur la liste du Patrimoine culturel national depuis le 9 janvier 2023», fait-il observer.
À Ahl al Oughlam, site archéologique situé dans une carrière de grès abandonnée près de Casablanca.
L’un de ces spécimens intéresse tout particulièrement les chercheurs. Nommez: Theropithecus atlanticus. Ce grand singe, seul primate découvert sur le site, occupe une place à part dans la faune préhistorique du Maroc. Longtemps, il n’avait livré que des fragments dispersés, mais aujourd’hui, les chercheurs peuvent enfin raconter une partie de sa vie. Et tout commence par ses dents.
Un primate qui ne se limitait pas à brouter
Theropithecus est un genre qui fascine les scientifiques. Il a été largement répandu en Afrique pendant le Pliocène et le Pléistocène, depuis l’Afrique du Sud jusqu’au Maroc, et même jusqu’à l’Espagne. Pourtant, il n’en reste aujourd’hui qu’un seul représentant vivant, le gélada (un genre de grand singe fossile, proche du babouin, qui était largement répandu en Afrique, mais aujourd’hui cantonné sur les hauts plateaux éthiopiens).
Ce singe, connu pour passer ses journées à arracher des touffes d’herbes, est considéré comme un spécialiste extrême. Son alimentation dépend fortement de la disponibilité d’herbes tendres. Ce qui rend l’espèce particulièrement vulnérable. L’étude menée par Margot Louail, Denis Geraads, Camille Daujeard, Rosalia Gallotti, David Lefèvre, Abderrahim Mohib, Jean-Paul Raynal et Gildas Merceron, à Ahl al Oughlam bouscule cette vision.
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Les chercheurs ont analysé la texture de micro-usure dentaire, une technique qui observe les minuscules traces laissées par les aliments sur la surface des dents. Chaque type de nourriture laisse une signature différente. Les herbes tendres laissent des rayures fines. Les feuilles provoquent des usures particulières. Les racines et les aliments durs entraînent des micro-impacts plus marqués, nous explique le professeur Abderrahim Mohib, archéologue et spécialiste de la préhistoire.
Les dents de Theropithecus atlanticus racontent une histoire des plus surprenantes. Oui, ce singe consommait beaucoup d’herbe. Mais il ne se limitait pas à cela. Certains motifs montrent qu’il croquait aussi dans des aliments plus coriaces, plus difficiles à mâcher. Des plantes souterraines, des racines, peut-être même des tiges plus sèches. Une alimentation variée, loin de l’image du brouteur strict que représente le gélada moderne.

Pour les scientifiques, ce constat est important. Car cette flexibilité alimentaire, que les spécialistes appellent plasticité écologique, est la clé qui permet à une espèce de survivre dans des environnements changeants ou pauvres en ressources.
Le professeur Abderrahim Mohib insiste sur le contexte. Il rappelle que l’environnement d’Ahl al Oughlam était ouvert, sec et souvent difficile. Les isotopes stables mesurés sur les dents d’autres mammifères du site montrent que les plantes présentes étaient majoritairement de type C3, typiques des régions plus froides ou plus sèches. Les précipitations annuelles y étaient probablement inférieures à 500 millimètres. Pour comparaison, les plateaux éthiopiens où vivent les géladas reçoivent aujourd’hui plus du double.
Quand la sécheresse frappe, Theropithecus change de menu
Dans un tel paysage, les herbes tendres n’étaient pas disponibles toute l’année. Ce qui signifie que Theropithecus atlanticus devait s’adapter. Et c’est précisément ce qu’il faisait. Les micro-usures dentaires dévoilent une stratégie alimentaire plus large. Lorsque les herbes devenaient rares, le singe complétait son menu avec des aliments de secours. Ce comportement existe encore chez le gélada moderne, mais il est plus rare et lié principalement aux saisons sèches. Chez son ancêtre marocain, ce comportement semble avoir été plus fréquent, explique notre interlocuteur.
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Ahl al Oughlam livre donc une image nouvelle du genre. Une image qui contraste avec les fossiles d’Afrique de l’Est, notamment ceux de la formation de Shungura, où les herbes C4 étaient très abondantes et où les traces dentaires montrent un régime plus proche du brouteur strict.
Le professeur Abderrahim Mohib souligne que cette différence raconte aussi l’histoire de l’Afrique. Les environnements n’étaient pas homogènes. L’Afrique de l’Ouest et du Nord vivait des conditions plus arides, plus contrastées, avec des faunes adaptées à ces milieux ouverts. Cela explique pourquoi Theropithecus atlanticus apparaît plus flexible que ses cousins orientaux.
Le cœur de l’étude repose sur une technique appelée DMTA, l’analyse de texture de micro-usure dentaire. Les chercheurs utilisent un microscope confocal pour obtenir des images en trois dimensions de la surface des dents. Ensuite, le logiciel trident, récemment développé, décompose la surface en petites zones et mesure l’hétérogénéité des micro-reliefs. Cela permet de distinguer les consommations d’herbes, de feuilles, de graines ou d’aliments durs, fait savoir le professeur.
L’adaptation comme arme secrète
Ce qui rend cette méthode fascinante, c’est qu’elle n’observe pas l’alimentation sur toute la vie de l’animal, mais seulement sur les derniers jours ou les deux dernières semaines avant sa mort. Cela donne un aperçu extrêmement fin des stratégies alimentaires saisonnières. En croisant ces données avec celles des primates actuels, les chercheurs peuvent établir un modèle fiable des comportements alimentaires passés.
Grâce à cette approche, les scientifiques ont montré que les dents de Theropithecus atlanticus se situaient entre celles des géladas, strictement herbivores, et celles de primates opportunistes comme Chlorocebus aethiops. Cela signifie que ce singe qui vivait à Ahl al Oughlam était capable d’explorer plusieurs niches alimentaires. Une véritable leçon d’adaptation.
À noter que cette étude a été menée dans le cadre du programme de recherches maroco-français «Préhistoire de Casablanca», initié par l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine, en partenariat avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le laboratoire d’excellence Archimède-Université de Montpellier Paul Valéry. L’article a été publié le 20 novembre 2025 dans le Journal of Human Evolution.

























