Je ne sais plus à quel moment j’ai évoqué cette photo avec Samuel. Ni pourquoi. J’avais insisté, comme je le ferai encore aujourd’hui, sur l’élégance et la distinction de Joséphine sur cette photo. Elle porte un chemisier clair ouvert sur le cou et un tailleur très strict, de couleur sombre, qui lui donne beaucoup d’allure. Elle ne s’en est jamais séparée. Elle le portait en arrivant au Maroc, à Tanger. Et elle le portait en quittant Saint-Louis. J’ai fini par comprendre pourquoi elle ne pouvait pas s’en défaire. Une fois, place Edgar Quinet à Paris, un antiquaire faisait croire qu’il avait recueilli quelques nippes de la grande Joséphine. Je savais que rien n’était plus faux, mais j’ai tout de même cherché dans le tas de vieilles frusques si je n’allais pas retrouver le chemisier qu’une femme avait cousu et qu’une jeune dame portait en quittant Saint-Louis et plus tard New York. Il comptait beaucoup pour elle, il était l’indéfectible lien qui la liait à sa mère, qu’elle n’avait pas eu le temps de connaître comme elle le voulait. Elle le protégeait comme la prunelle de ses yeux, elle s’était juré de la garder toute sa vie en quittant Saint-Louis, un jour où il tombait une pluie violente qui annonçait la fin de quelque chose. Elle était triste de quitter les siens, mais si heureuse de partir et de nouer de nouveaux liens avec le monde!
Samuel m’a longuement parlé de Saint-Louis, où il s’était retrouvé un jour. Il savait que Joséphine était née dans cette ville, mais ce n’était pas pour elle qu’il était là. C’est le hasard qui lui avait valu de se retrouver dans cette bourgade cafardeuse. Il écrivait un peu à cette époque. Il venait de préfacer un livre de Lewis Allen, alias Abe Meeropol, l’auteur de «Strange Fruit», immortalisé par Billie Holiday, et il voulait traverser l’Amérique d’est en ouest pour s’imprégner de l’esprit de cet immense pays. Mais il a été jeté en prison par erreur pendant près de dix ans et ça lui a ôté toute envie de vivre. En retrouvant la liberté, il a vécu pendant des années dans la rue. Il a failli mal tourner. Il regrettait de ne pas avoir fini dans un camp lui aussi. Puis il a redressé la barre. Il avait quelques biens qu’il tenait des siens, il les a vendus pour acheter cet hôtel où j’étais descendu un soir, non loin de la porte d’Aix, et qu’il avait baptisé du nom de la diva de mon oncle.
«Je ne savais pas encore que mon oncle avait été tué un soir aux abords de cette porte, à deux pas de l’hôtel de Samuel.»
Quelle ne fut ma tristesse quand j’ai découvert, il y a deux ans, lors d’un retour inopiné à Marseille, que cet hôtel avait disparu. Je n’ai pas pu résister à l’envie de repasser devant, mais je ne savais pas qu’il était devenu une succursale d’une grande banque. On n’a envie de rien dans ces moments-là. Le monde ne compte plus et on n’a même pas envie de regarder au fond de soi. Le vieux Samuel devait être mort depuis longtemps, mais je ne connaissais pas son nom et je ne savais pas où il avait pu être inhumé pour me recueillir sur sa tombe.
Je suis resté une heure au moins à traîner mes guêtres autour de la porte d’Aix. Je ne savais pas encore que mon oncle avait été tué un soir aux abords de cette porte, à deux pas de l’hôtel de Samuel, par des hommes qui lui reprochaient de ne pas être blanc et chrétien comme eux. Il était sur le point d’embarquer, selon toute vraisemblance, sur un bateau en partance vers l’Amérique. Il a sorti les poings, mais ils avaient la force et le nombre pour eux. Je l’ai appris incidemment puis j’ai retrouvé le journal qui faisait état, en quelques lignes, de cette mort qui était désignée comme un regrettable fait divers. J’ai cru un moment que je perdais la raison. J‘avais le sentiment d’entendre Joséphine Baker. C’est sa voix, j’étais prêt à mettre ma tête à couper, qui chantait «Strange fruit». Il m’a fallu du temps pour reprendre mes esprits. Ce n’était pas la voix de Joséphine, mais celle de Billie Holiday qui provenait d’une boutique de mode. Oui, Billie Holiday. Des mains cognaient dans ma tête pour m’enjoindre de retrouver la raison.
Je ne suis plus retourné à Marseille depuis cette histoire que j’ai soigneusement consignée dans un carnet. J’avais été d’autant plus troublé que je connaissais bien les voix de Joséphine et de Billie Holiday. Aucune voix ne m’est mieux connue que les leurs. Aucune. Je leur ai consacré des années de passion et de travail. Que m’était-il arrivé? Je n’étais pourtant pas spécialement fatigué ce jour-là. J’ai erré dans la cité phocéenne. J’étais comme un fou. J’ai d’abord essayé de trouver des lieux où mon oncle avait pu traîner ses guêtres. Cinquante ans après, je continuais d’espérer que je trouverais des traces d’un homme. Marseille a été le dernier lieu où il a donné signe de vie! Ensuite, j’ai marché sans but. Puis j’ai dormi jusqu’à la nuit suivante.
«Un amour passionné, torride, les a unis. Mais au petit matin, il n’y avait plus trace de Joséphine.»
C’est après cela que je me suis rendu en Dordogne, quelques mois plus tard, pour visiter le château de Joséphine. Le château des Milandes avait été acheté par une grosse huile et il n’était pas possible d’y entrer. J’ai attendu la nuit pour franchir la palissade. Mais les gardiens étaient armés et je ne voulais pas finir comme un perdreau avec une balle perdue dans le coeur. J’ai parlementé avec l’un d’entre eux. Il avait une bonne tête. J’ai su gagner sa sympathie, mais il ne voulait en aucun cas me laisser entrer dans la propriété qui avait appartenu autrefois à Joséphine. J’ai sorti mon portefeuille pour lui mettre sous le nez la photo de mon oncle. Et celle de Joséphine. J’ai expliqué, en enjolivant un peu le tableau, qu’ils avaient été très liés. Mais cela n’y a rien fait. L’homme a d’abord été très aimable puis il m’a expliqué très clairement que je devais déguerpir si je ne voulais pas qu’il me troue la peau avec de la chevrotine.
Je n’ai pas insisté. Je suis parti en me demandant pourquoi mon oncle n’était pas venu là. Et pourquoi il avait choisi de se rendre à Marseille. Il y avait une raison précise à cela. Il voulait se rendre à Saint-Louis, sur les traces de la diva qui n’avait jamais répondu à ses lettres. En lui écrivant de Saint-Louis, elle laisserait tout tomber pour le rejoindre sur le champ! Elle lui avait confié que rien ne comptait plus pour elle que cette terre et que l’homme qui l’aimerait vraiment saurait aimer ce pays, celui de sa mère qui, pour la protéger, avait subi tant d’épreuves. Mon oncle avait promis qu’il serait toujours cet homme à ses côtés et qu’il l’aimerait jusqu’à la fin des temps.
Elle avait expliqué, avec un profond sanglot dans la gorge, que jamais personne n’avait su l’aimer comme elle le voulait. Elle songeait à sa mère. À ses années difficiles. À l’alcool et à la prison. À tous ceux qui avaient traversé l’Océan, enchaînés dans des cales humides et nauséabondes. Et à cette Amérique brutale qui n’aime pas les siens quand ils ne sont pas blancs comme elle. Mon oncle l’avait serrée dans ses bras et avait juré de nouveau qu’il était cet homme. Et qu’il le serait toujours.
Un amour passionné, torride, les a unis. Mais au petit matin, il n’y avait plus trace de Joséphine. Elle n’a plus redonné signe de vie à un homme qu’elle avait rencontré de manière fortuite et qui n’a jamais cessé de l’aimer.
C’est lui, cet homme, qui m’a en partie poussé à apprendre la langue de Shakespeare. J’ai souvent dit, pour faire vite, que c’est le désir de connaître les chansons qui faisaient fureur à cette époque qui m’a donné le goût d’étudier l’anglais. Mais en réalité, c’est mon oncle, qui ne savait ni lire ni écrire, qui a instillé cette envie dans la tête d’un petit garçon. J’y ai repensé il n’y a pas longtemps pour répondre à mon petit-fils qui me demandait pourquoi j’avais choisi d’étudier cette langue. En 1972, après mon bac, j’aurais pu atterrir n’importe où pour étudier, mais le hasard a voulu que j’atterrisse à Saint-Louis. Et il a voulu, car il ne fait rien par-dessus la jambe, que je loge chez une dame, originaire des Comores, qui occupait une vieille maison décrépite dans la rue même où une gamine est née en 1906, dans le foyer de Carrie McDonald et d’Eddie Carson, un musicien de rue itinérant.
Londres, décembre 2021








