Exclusivité-Le360. Ep7. Les bonnes feuilles de «Ben Aïcha», de Mustapha Kebir Ammi

Abdallah Ben Aïcha, à Paris. (Détail d'une gravure anonyme de 1685). 

Abdallah Ben Aïcha, à Paris. (Détail d'une gravure anonyme de 1685).  . DR

«Ben Aïcha», le prochain roman de Mustapha Kebir Ammi (Mémoire d’Encrier), est une fiction autour de ce célèbre corsaire marocain, ambassadeur de Moulay Ismaïl à la cour de Louis XIV. Le360 vous en propose huit extraits. Ben Aïcha rencontre ici de nouveaux courtisans au château de Versailles.

Le 27/04/2019 à 13h13

Ecrivain né à Taza, Mustapha Kebir Ammi signe, avec «Ben Aïcha», son dernier roman aux éditions Mémoire d’Encrier, une maison d’édition québécoise fondée en 2003.Abdallah Ben Aïcha est un corsaire marocain, issu de Salé-le-Vieux, parti de rien, devenu amiral (Raïss), puis ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl auprès du roi Louis XIV à Versailles.

Dans ce roman à paraître, Mustapha Kebir Ammi vous propose une fiction tirée de ce que l’on sait de ce personnage historique.

Ainsi, au fil de l’intrigue, Ben Aïcha rencontre, lors d’une somptueuse fête à Versailles, un certain 13 février 1699, Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille du roi Louis XIV.

Or l’histoire n’a rien retenu de la passion qu’ils ont vécue…

*** 

LA DUCHESSE DE BOURGOGNE— Acceptez que je me présente, monsieur, vint lui dire une femme, avec un regard piquant et des joues rouges, je suis la duchesse de Bourgogne.

Il se baisse, pose ses lèvres sur le dos de sa main. Il relève la tête. Elle le regarde dans les yeux, s’éloigne et s’approche d’une jeune femme qui ne doit pas avoir au-delà de vingt ans. Elle s’appelle Marie de Saint-Marc. Elle est belle comme un ange et ne semble ni aimer cette assemblée ni être à son aise dans pareil endroit. Cela l’emplit de confusion, de maladresse et de crainte. Elle n’attend, on dirait, que l’instant où tout cela va prendre fin. Elle est un peu gauche, quand on la voit de près, dans sa façon de parler et de se tenir.

Il avait déjà noté la présence de cette jeune femme. Elle a un port altier et le regard franc, mais elle a quelque chose de timide, elle hésite longtemps, comme si elle bégayait, avant d’affirmer quelque chose. Il l’avait entendue parler tantôt de peinture, qu’elle pratique, quand elle ne monte pas à cheval dans la forêt de Rambouillet. Son peintre favori est Nicolas Poussin, elle le disait à Hyacinthe Rigaud. Elle a une passion sans bornes pour l’Empire de Flore et les Aveugles de Jéricho.

Elle vint saluer Ben Aïcha. Elle apportait quelque chose, comme de la fraîcheur, à cette maison qui en avait grand besoin. Elle lui parla avec justesse du Maroc où, dit-elle, son grand-oncle avait servi comme ambassadeur. Elle essaya de se souvenir de l’époque, mais elle ne savait plus trop quand. Il avait rapporté de ses voyages quantité d’objets en bronze, finement ciselés et un vieux manuscrit en lettres d’or. Il sut gré à cette jeune femme de lui avoir adressé ces quelques mots. Elle s’en fut retrouver madame d’Aulnay et il continua de boire.

— On devrait assurément boire un peu moins, lui dit une voix, mais on n’a qu’une vie et ce serait commettre la pire des offenses que de vivre sans excès !

C’est Pétris de Sainte-Croix.

— Assurément, répond Ben Aïcha.

Pétris de Sainte-Croix lui dit deux mots encore et s’éloigne. Ben Aïcha pense à une femme.

Il ne pense qu’à cette femme qui a ébranlé sa raison, provoqué un véritable désordre en lui.

Il regarde devant lui, ses sens sont à la peine, ils ne lui sont pas d’un très grand secours, il lui faut du temps pour voir ou sentir.

La duchesse de Bourgogne revient, pour parler de peinture et de musique avec cet homme qui lui a semblé s’y entendre en art, puis s’en va.

Il s’approche d’Émilie de Choin. Elle est flattée, elle l’avait aperçu quand il conversait avec Marion de Santeuil et Ninon de Bois d’Avray. Elle entreprend de lui parler de la duchesse de Bourgogne. Il n’entend pas ce qu’elle dit. Il est comme sur des charbons ardents.

Elle change de registre. Elle lui parle de la musique de Couperin, que la princesse aime par-dessus tout. Elle peut rester des heures à écouter ses œuvres ! C’est juste après cela qu’il a dû dire à Émilie de Choin, en s’épanchant bien imprudemment, quelque chose comme :

— Madame, cette femme, la princesse, a ravi ma raison.

— Comme je vous comprends, monsieur ! Elle aurait ravi la mienne, si j’avais été un homme, ma seule chance est d’être une femme jusqu’au bout des ongles et de n’avoir un faible que pour les hommes. Ils me perdront, mais je leur resterai éternellement fidèle pour le bonheur qu’ils me donnent.

Elle regarde Ben Aïcha de biais, s’approche de lui, et lui glisse qu’elle doit rejoindre la princesse, qui a besoin d’elle.

— Et croyez-moi, précise-t-elle avant de s’éloigner, je lui dirai, monsieur, qu’un homme, ambassadeur de son état, et qui a conquis Versailles, a vu sa raison emportée comme un toit de chaume quand ses yeux ont vu certaine princesse au bras de son père !

Il n’eut pas le temps de rectifier le tir, de dire : « Non, madame, ne lui dites pas cela, je vous prie. »

Elle fila, rapide comme l’éclair, et le comte de Versoy lui tint de nouveau la jambe. Il ne sut comment œuvrer pour se défaire de cet homme. Le jeune comte était dans un état d’ébriété avancé. Il riait sans à-propos, et pour un rien. Il avait enlevé son jabot et sa veste, qu’il avait troquée contre une chemise de flanelle légère et rouge. Il avait défait ses cheveux et poudré avec excès ses joues d’une espèce de fard rouge, qui lui donnait l’allure d’une jeune vestale. Il se conduisait avec Ben Aïcha comme s’il le connaissait depuis des lustres. Il était tenté de lui taper sur l’épaule.

— Je puis vous servir de guide, monsieur, si vous voulez connaître Paris !

Émilie de Choin revint, toute guillerette, elle roulait les yeux en jetant la tête en arrière. Elle ne montrait jamais qu’elle avait peu d’estime pour ce roquet, comme elle appelait le comte, qui lui rendait bien la monnaie de sa pièce. Il avait tout fait pour que la princesse la congédie et il avait même fait intervenir le roi pour que la chouette, comme il l’appelait, quitte le château. Mais Émilie de Choin avait eu gain de cause. Il laissa Ben Aïcha avec Émilie de Choin et alla se perdre au milieu des convives.

Les musiciens attaquèrent avec énergie une œuvre légère et pétillante de Vivaldi, le jeune prodige qui envisageait de consacrer toute sa vie à l’Église.

Émilie de Choin fit mine d’ajuster sa coiffure, passa une main sur sa nuque et dit de manière franche et directe :

— Monsieur, vous souhaitiez voir la princesse, si je ne m’abuse.

— Comment le savez-vous ?

— Ne m’avez-vous pas dit que la princesse vous avait ravi la raison ?

Elle marqua une pause, plongea dans ses yeux avec une ironie mordante.

— Il est encore temps de corriger ce que vous m’avez laissé entendre.

— Non, je ne corrige rien, madame.

— Vous maintenez donc…

— Elle a ravi ma raison, madame.

— Vous n’aviez pas besoin de me le dire, rassurez-vous, vos sentiments sont portés ouvertement sur votre front, ajouta Émilie de Choin avec un sourire narquois. Ne vous l’a-t-on jamais dit ? J’ai une bonne nouvelle pour vous, monsieur, vous allez pouvoir remercier vos yeux.

— Mes yeux ?

— Et rien qu’eux, monsieur.

— Ciel !

— Le reste suivra peut-être, qui sait, un jour.

— Ne me dites pas que la princesse…

— Vos yeux ne sont pas loin de jouir du bonheur de la revoir, elle va d’un instant à l’autre refaire une apparition.

— Est-ce possible, madame ?

— La princesse ne souhaite qu’une chose, monsieur, vous revoir !

— Vous êtes un ange, murmura-t-il d’une voix inaudible.

— Non, ne dites pas cela, je ne suis pas celle que vous croyez, dit-elle encore.

Elle prenait grand plaisir à le taquiner.

— Vous êtes un ange, madame ! Elle posa ses mains sur les siennes.

— Je vous laisse maintenant, mais croyez bien que je suis votre amie.

Il essaya d’éviter les convives, qui firent assaut d’amabilités pour lui dire encore et encore combien ils étaient honorés de se trouver en présence d’un tel homme.

Il échappa à Pétris de Sainte-Croix, mais il ne put pas éviter un homme d’affaires et ancien ambassadeur qui se mit en travers de son chemin. Il n’était pas déplaisant et il parlait bien, mais il s’était par trop arrosé d’un parfum qui n’était pas très engageant.

Ce fut ensuite François de Bréançon, un duc désargenté, qui le salua comme s’il le connaissait depuis fort longtemps. François de Bréançon avait de vastes connaissances, mais en apparence seulement. Il donnait le sentiment d’avoir arpenté le monde, mais il n’était jamais sorti de son quartier. Il avait appris par cœur un certain nombre d’ouvrages, il était sorti une seule fois de sa ville pour se rendre à Bruges où une grand- tante s’était éteinte. Elle lui avait laissé un bel héritage, mais il avait tout dilapidé en peu de temps, il était incapable de garder un sol en sa possession. Ils conversèrent. François de Bréançon était un homme délicat. Il voulait savoir si tout se passait bien pour cet hôte exemplaire, dans le royaume de France, et s’il n’avait pas besoin de ses services.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 27/04/2019 à 13h13