La chambre que j’avais occupée sous les toits pendant plus de cinq ans avait dû connaitre quelques transformations. On y avait posé des stores. Une femme est sortie de la bâtisse. J’ai cru un moment que c’était Gladys, la gouvernante. Mais ça ne pouvait pas être elle, Gladys n’était plus de ce monde, elle était morte sur le coup. Oui, sur le coup, pauvre femme, on ne lui avait laissé aucune chance. Je continuais d’être hanté par l’horreur de ce massacre. Je n’en guérirai jamais. Comment des hommes peuvent-ils en vouloir à ce point à leurs semblables? Gladys avait voulu, je crois, se réfugier dans la chambre que j’avais occupée autrefois. Mais elle n’était pas allée bien loin, elle souffrait d’un handicap à la jambe droite. Ses bourreaux l’avaient rattrapée et trainée dans la cage d’escalier, cela avait causé de multiples fractures au crâne.-Puis-je savoir ce que vous voulez? m’a demandé brutalement un homme, jeune encore, et content de lui, avec un accent de l’Est.Il pouvait être Ukrainien ou Russe.-Oh rien, dis-je.-Dans ce cas…Il ne finit pas sa phrase, il la compléta d’un geste. Je compris qu’il m’invitait à quitter les lieux. Je traversai la route, je trébuchai, ma pauvre canne était arrivée en bout de course, je l’avais tellement malmenée, elle s’est fichée entre deux pavés. Je n’allais pas la laisser là! Je me suis obstiné à la libérer de ce piège. Je ne vis pas venir la voiture qui roulait à tombeau ouvert. J’avais l’esprit ailleurs! Je n’ai pas eu peur quand j’ai compris que j’avais failli perdre la vie. Cela avait déconcerté les témoins qui s’étaient empressés de me demander si tout allait bien.-Oui, merci.-Etes-vous sûr?-Certain.Je repensai encore à Mrs. Jenkins. Elle aimait tellement cette maison. Elle s’était battue bec et ongles pour la garder, elle ne s’était jamais résolue à la vendre, malgré de bien réelles difficultés matérielles que les promoteurs croyaient pouvoir mettre à profit. Elle avait toujours opposé une fin de non-recevoir à ces éperviers, elle voulait vivre là jusqu’à la fin de ses jours. Elle est morte en même temps que Senior Alves, dans une diabolique mise en scène, sous les yeux de la pauvre Gladys; ils ont été décapités et pendus.Je retournais souvent à Londres pour me recueillir sur les tombes de mes amis, j’avais besoin de leur dire combien ils continuaient de compter pour l’homme que je suis.Mrs. Jenkins était comme une deuxième mère pour moi. Elle ne vivait que pour faire du bien autour d’elle. C’est pour cette seule religion, être attentif à autrui, que Dieu nous a créés, aimait-elle à répéter au cours de ces longs débats avec Senior Alves dans lesquels elle mobilisait toute son énergie pour parler de Dieu, de la création, du Monde, des religions.-Vous êtes un indécrottable athée, Senior Alves!Elle le tançait avec vigueur. Mais il ne lui faisait pas de cadeaux, non plus. C’est une époque où je me posais beaucoup de questions. Je n’étais pas loin de partager les convictions de Mrs Jenkins. Mais je n’étais pas non plus très éloigné de Senior Alves. Il était athée! Cela me fascinait. Athée! J’avais une fois, dans une lointaine enfance, osé dire à ma pauvre mère que je n’avais pas peur de Dieu. C’était comme si elle recevait le ciel sur la tête. Il lui fallut du temps pour retrouver ses esprits. Elle me prévint alors que je serais privé de manger et de boire pendant une semaine au moins si je redisais de telles choses. Pour enfoncer le clou, j’ajoutai que Dieu n’existait pas, que le ciel était vide, vide comme une outre et que tout ce qu’on nous avait dit jusque-là étaient des sornettes sans queue ni tête. Où avais-je appris tout ça?Ma pauvre mère pleura à chaudes larmes et ne sut à quels saints se vouer. Je me jetai dans ses bras, le jour suivant, pour l’assurer que je ne pensais pas un traître mot de ce que j’avais dit la veille. Gloire à Dieu, me suis-je mis à dire. Gloire à Dieu qui a créé le monde! Je fis du zèle, à l’heure de la prière, pour chasser le doute de la tête de ma pauvre mère. Puis le temps avait filé. Et me voilà à Londres! Face à Senior Alves et Mrs Jenkins. J’essayai d’imaginer un monde qu’aucun Dieu n’aurait créé. Ça me plaisait bien que l’homme soit l’unique responsable de sa vie et de son devenir. Mais cela me faisait peur aussi. Car comment croire que l’homme puisse se tirer d’affaire sans l’aide d’un Créateur. Je refusais l’inexistence de Dieu! Je répétais en mon for intérieur qu’on ne peut pas se passer de Dieu. Je fourbissais mes armes, en vue de prochaines confrontations avec des incroyants. Je relus quelques pages de Kant et me sentis fin prêt, un jour, à affronter Monsieur Alves. Je me plantai devant lui pour lui dire que l’inexistence de Dieu n’avait pas de sens. Je battis en retraite à la dernière minute.Une fois, j’osai affronter le vieil homme et mis, du moins, le croyais-je, son argumentation en pièces, en présence de Mrs Jenkins, qui me félicita. Mais je me trouvai bien piètre quand je regagnai ma chambre. Avais-je cru que j’avais tous les droits puisque j’étais pour l’existence d’un Dieu régulateur du monde? J’avais été excessif et avancé des arguments à l’emporte-pièce. Senior Alves ne s’était pas départi de son inaltérable sourire. Quand je le revis, le jour suivant, il me dit calmement:-Dieu ne peut pas exister, jeune homme. A nous de donner du sens à tout cela, ce chaos innommable.Je ne répondis rien. -Le monde est notre jardin ou notre champ de bataille!Il me regardait de ses yeux bleus perçants.-Dieu ne peut pas exister, mais vous n’êtes pas obligé de me croire.Il ne cherchait pas à imposer ses vues, cela laissa des traces chez moi. Un personnage naquit brusquement dans le roman que j’étais en train d’écrire, qui ressemblait beaucoup à Senior Alves. Il avait vécu la même vie que lui, il avait pas mal vadrouillé. J’étais impatient de savoir comment Senior Alves trouverait ce personnage, quand il lirait mon livre. Se reconnaîtrait-il? J’avais voulu mettre Mrs Jenkins dans la confidence.Elle aimait beaucoup cet homme, même s’il l’horripilait comme elle me le confia plusieurs fois. Il l’horripilait amicalement, si je puis dire, elle ne se serait jamais passée de lui. C’est un homme droit, me confia-t-elle plus d’une fois. Ce sont des êtres comme Senior Alves qui vous réconcilient avec le monde. Et puis, ajoutait-elle, je ne peux pas oublier que c’est grâce à Senior Alves que je vous ai connu! Elle ne manquait jamais une occasion de me rappeler qu’elle était heureuse d’avoir croisé ma route.-Mais pourquoi ça? osai-je un jour.- Je ne saurais dire, je suis heureuse!