Exclusivité-Le360. Ep21. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, «Meg Broncovitch», dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble «comme un double» dans ce récit qui, ajoute-t-il, «évoque des problématiques importantes», servies par une plume délicieuse.

Le 28/05/2022 à 12h35

Meg Broncovitch!

Pourquoi, après m’avoir longtemps fait faux bond, me recevait-elle, au cinquantième, dans un immeuble de verre, à deux pas du Globe, avec vue sur la Tamise?

Vingt-cinq ans s’étaient écoulés!

Je ne peux pas dire que je me réjouissais de la revoir. J’étais dans un état fébrile, mille choses se bousculaient en désordre dans ma tête. Je faisais barrage à la mémoire. Je refusais de penser au jeune homme, sabre au clair, qui croyait la vie impatiente de lui tresser une couronne de lauriers. Je n’attendais même plus qu’elle me dise pourquoi elle avait eu soudain envie de me voir.

-Asseyez-vous, Monsieur Moumen, je suis si heureuse de vous voir!

Elle me dit cela… en arabe, dans l'idiome si particulier qu'on parle chez moi, dans mon nid d'aigle, elle n'avait pas l'ombre d'un accent. J’étais interloqué mais je ne laissai rien voir. Elle ne s'adressa plus à moi que dans cette langue! Je commençais à comprendre.

Elle décrocha le téléphone, indiqua qu’elle n’était là pour personne.

Je la regardais, comme disent les poètes, avec tous mes yeux. Elle était grande, sûre d’elle. Elle avait quelque chose d’impérial, j’avais le sentiment de voir celle qui s’était exclamée: J’ai vaincu le vainqueur de tous. Nick et Laura avaient un portrait de Diane de Poitiers, je n’avais jamais vu la ressemblance entre les deux femmes, Meg Broncovitch aurait pu servir de modèle à l’auteur de cette œuvre. Finira-t-elle, me dis-je, elle aussi, par boire de l’acide?

Meg Broncovitch!

Ce n’était plus la femme qui avait bataillé un certain jour pour me faire croire qu’elle ne me connaissait pas.

Elle parlait vite.

Elle prononça deux fois son nom en me regardant bien droit et sans ciller. A l’évidence, elle avait entrepris de lever le voile pour que je n’ignore rien d’elle.

Elle se tut, observa une longue pause et s’approcha de la grande baie vitrée. Elle se retourna et traversa la grande pièce de nouveau.

Elle s’assit derrière son bureau et prit un fume-cigarette en or. Je ne vis pas l’allusion à mon ami Simpson! Elle ne m’avait pas encore dit qu’elle l’avait passionnément aimé et que tous les autres hommes n’avaient été que des instruments pour dominer et détruire.

Clarksdale ne pouvait rien savoir d’elle, elle usait d’une autre identité, à l’époque: elle utilisait le nom d’un Juif fortuné, originaire de Riga, en Lituanie, un vieil homme qui ne souffrait d’aucune malformation cardiaque. Elle me dit cela avec un sourire sournois. Elle l’avait épousé, mais ils n’avaient vécu que très peu de temps ensemble, le cœur du vieil homme avait lâché au bout de deux mois. Elle l’avait accompagné à Jérusalem où elle avait su organiser ses obsèques, dans la plus grande synagogue de la ville. Pendant six mois ensuite, elle avait veillé à la comptabilité d’une organisation caritative domiciliée chez Clarksdale.

Elle avait d’abord vécu dans une chambre sous les toits, dans une bâtisse insalubre, derrière Liverpool Street, avec des membres présumés de l’IRA. Elle s’était liée à l’un d’entre eux, Bradley, qui fit croire à ses compagnons d’armes qu’elle était née à l’étranger de parents irlandais et qu’elle avait un lourd contentieux à régler avec les Anglais.

Puis la police est entrée chez eux, un jour. Bradley, menottes aux mains, jura d’avoir sa peau, tôt ou tard.

Elle bénéficia de la protection de Scotland Yard et n’eut plus qu’un seul objectif en tête: connaître la jeune assistante d’un avocat bien en vue.

La mère de Miss Bridgewater n’aimait pas trop cette femme. Mais elle mit une sourdine à ses récriminations quand sa fille menaça de la mettre à la rue. Moyennant quoi, tout rentra dans l’ordre: les deux jeunes femmes s’aimèrent passionnément, sous le nez de la vieille, qui veilla à leur bien-être comme le ferait une servante dévouée.

Miss Bridgewater n’était plus la femme élevée dans un carcan par une fille-mère. Elle se mit à porter des jupes courtes et ne rechignait plus à laisser voir la naissance de ses seins. Elle pendit de jolies boucles à ses oreilles et s’offrit deux bagues qui égayèrent ses mains. Ses doigts parurent plus délicats, plus fins et plus longs.

Mais le bonheur fut de courte durée. Meg Broncovitch rencontra Nick et rien ne fut plus comme avant. Vous connaissez la suite. Il la convia chez lui et j’ai failli n’être pas de cette soirée. Mais j’étais là et je n’avais eu d’yeux que pour cette femme, qui s’approcha de moi. Je sentis mon cœur battre jusque dans les paumes de mes mains. Il y avait tant d’hommes, chez mes amis, et c’est vers moi qu’elle dirigeait toutes ses attentions.

Elle me dit son nom. Meg Broncovitch! Je me mis à murmurer ce nom comme le nom d’une femme qui avait été dépêchée par les Dieux pour faire mon bonheur. Autour de minuit, je n’eus à livrer aucune bataille pour obtenir que je la raccompagne, et cela ne m’avait pas semblé un tant soit peu suspect, elle me demanda si je pouvais lui faire cette faveur. Les rues étaient désertes, il n’y avait pas âme qui vive dans le quartier de Holland Park. Un taxi s’est arrêté à notre hauteur, mais je lui fis signe, et il continua sa route, Meg Broncovitch marchait contre moi et je ne faisais rien pour éloigner mon corps du sien. Il faut vingt minutes seulement pour marcher jusqu’à Pembridge Square. Nous avons mis une heure, je crois. Je voulais renvoyer le plus loin possible le moment de la quitter. A Pembridge Square, je suis resté sans voix, je me sentais gauche, je ne voyais qu’une femme à la beauté divine dans la nuit étoilée. Puis je l’ai conviée, sans y croire, à monter chez moi.

Meg Broncovitch avait échafaudé un plan diabolique. Elle croyait que je pouvais lui servir. Je possédais le profil idéal: j’étais né dans une famille bien pauvre, je nourrissais sûrement, comme beaucoup de mes compatriotes, un ressentiment contre l’Occident arrogant et brutal qui s’était longtemps cru le seul détenteur de la Vérité! Je devais être un outil entre ses mains. Et quel outil! Elle savait tout de moi. Qui j’étais et d’où je venais.

Par Le360
Le 28/05/2022 à 12h35