Exclusivité-Le360. Ep20. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, «Meg Broncovitch», dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble «comme un double» dans ce récit qui, ajoute-t-il, «évoque des problématiques importantes», servies par une plume délicieuse.

Le 21/05/2022 à 15h32

QuatreTrois ans après, jour pour jour, mes amis, Mrs. Jenkins et Senior Alves, ont été affreusement mutilés avant d’être abattus. Laura avait échappé au carnage, on ne s’était pas douté de sa présence sous les combles, elle s’était cloîtrée là, chez Mrs Jenkins, depuis trois bons mois, et ne sortait que très rarement. Elle avait quitté Holland Park. Elle avait appris que Nick menait une double vie et elle ne voulait plus ni le revoir ni entendre parler de lui. L’excellente Mrs. Jenkins lui proposa de s’installer dans la chambre que j’avais occupée pendant cinq ans dans ce quartier où j’étais loin de me douter qu’on pouvait commettre une telle horreur un jour. Les tueurs avaient supplicié leurs victimes avant de les exécuter. Mrs Jenkins et Senior Alves avaient été décapités, au terme de ce qui devait avoir été une cérémonie macabre. Gladys, la jeune servante, avait tenté d’échapper à ses assassins. Mais la pauvre fille, qui souffrait d’un lourd handicap à la jambe gauche, avait été rattrapée et trainée dans l’escalier. Une balle lui avait perforé la tête au niveau des tempes ensuite. Le mystère a longtemps plané sur l’identité des assassins. Ils avaient disparu depuis trois heures, quand Laura découvrit le massacre. Elle n’avait rien entendu, elle prenait déjà des tranquillisants qui l’isolaient du monde en la plongeant de longues heures dans un état quasi végétatif. Elle ouvrit la fenêtre qui donne sur Pembridge Square et se mit à hurler, selon tous les témoignages recueillis par la police. Elle ne fut pas en mesure de dire qu’un massacre avait été perpétré. La police la trouva prostrée devant le cadavre de Mrs. Jenkins, incapable de prononcer le moindre mot.

Elle me vit et se jeta dans mes bras. Mais savait-elle qui j’étais ? (Je ne ressemblais plus beaucoup à l’homme que j’avais été. Je sortais de l’hôpital et j’avais du mal à me tenir bien droit en dépit des efforts que les médecins avaient déployés, au cours de ces deux dernières années, pour me redonner le goût des choses. Il ne servait à rien de vivre dans cet état. Je n’ai pas tracé un trait sur le Maroc, mais je faisais le mort, je ne donnais plus de mes nouvelles aux miens). Simpson m’avait informé que mes amis, Senior Alves et Mrs. Jenkins, avaient péri dans un carnage. Nick était introuvable. Je conduisis Laura à Marylebone, dans une pension tenue par des religieuses. Je connaissais la mère supérieure, je l’avais interviewée à de nombreuses reprises, elle accepta que Laura soit placée sous son toit. J’organisai les obsèques de mes amis à Highgate, après une brève cérémonie dans une petite chapelle à la mémoire de Mrs. Jenkins. J’avis obtenu que Senior Alves repose à ses côtés pour l’éternité. Simpson rédigea l’éloge funèbre. Ses mains, ainsi que sa voix, tremblaient. Son visage était blanc et ses yeux, embués de larmes, étaient ceux d’un vieillard qui refusait de voir ce qu’était devenu le monde. Il parla de Mrs. Jenkins et de Senior Alves. Il évoqua cette fameuse soirée que nous avions passée chez moi, à Earls Court. Le bon vieux Simpson, je l’avais senti, était arrivé en bout de course.

Quelque deux semaines plus tard, j’ai appris que Laura avait fait une fugue et qu’elle n’était jamais retournée à Marylebone. Elle a erré quelque temps dans le quartier de Groove Street, puis elle a été internée dans une institution au Nord de Londres, mais elle ne reconnaissait personne.

Peu après, j’ai eu vent d’un séjour que Nick avait effectué à la mosquée de Finsbury Park. Il avait été hébergé, me dit-on, dans les sous-sols de la mosquée avec d’autres toxicomanes. Je n’accordai aucun crédit à cette rumeur, mais je me rendis, un jour, à la dite mosquée, pour en avoir le cœur net. Un imam, natif de la misérable commune de Brixton, dans le sud de Londres, m’a tenu la jambe. Il se réjouissait de rencontrer, comme il disait, un journaliste originaire d’un pays frère. Il avait les dents longues, au propre comme au figuré, et elles étaient noires de crasse. Il était né à Khan el Khalili, ce vieux quartier du Caire que je connaissais bien et où les Frères recrutent le gros de leurs troupes. Il m’assura qu’un dénommé Nick, avocat de formation, était bien passé par là avec un certain Zaid mais qu’il avait vite disparu, à la veille de la guerre en Syrie.

Je refusais de voir la réalité en face. Je continuais de croire qu’un jour Nick viendrait frapper à ma porte et que tout recommencerait, comme dans le bon vieux temps. Nous avions été si heureux à Holland Park. Mais la vie n’est pas un conte de fées et Nick ne savait même plus peut-être si Laura avait jamais existé. Leur maison, désertée depuis longtemps, avait été plusieurs fois visitée avant d’être mise sous scellés. Il ne restait que peu de choses de la belle propriété où j’avais rencontré Meg Broncovitch. La somptueuse demeure n’était plus que de la poussière et des ruines sur lesquelles veillaient maintenant des fantômes.

J’ignorais que je recevrais un message de Meg Broncovitch, un jour, cinq ans après le massacre dit de Pembridge Square. Elle savait que j’avais quitté la capitale anglaise pour m’installer dans la grande banlieue, les loyers n’y sont pas très onéreux. J’habite dans un foyer avec des exilés et des gens seuls qui n’ont plus de famille ; c’est une bâtisse en briques rouges de trois étages, qui doit dater des années quarante. On faisait beaucoup ce genre de constructions, à la fin de la guerre, pour loger les personnes âgées qui ne possédaient plus rien. Les chambres sont suffisamment spacieuses sans être vraiment grandes. Elles sont pour la plupart conçues sur le même modèle. La mienne possède un petit renfoncement en plus, comme un coin montagne. J’y ai rangé ma chaise roulante, que je n’utilise plus guère, depuis quelque temps. Oui, je sais, je devrais pourtant. Et je devrais utiliser l’ascenseur. Ce n’est pas un luxe pour un homme comme moi. D’autant que la rampe de l’escalier a été vandalisée. On se demande qui a bien pu faire ça. Mais, bon, voilà. L’essentiel, c’est d’avoir trouvé à se loger. Ce n’était pas gagné d’avance. J’ai bien failli me retrouver à la rue, je ne pouvais plus faire face au loyer, il était beaucoup trop élevé pour un homme sans activité, mes ressources sont restreintes. Ce foyer n’est pas un château, mais je ne me plains pas. Les chambres sont, ma foi, plus que correctes. Elles ont toutes une penderie, un lit en fer, une lampe de chevet, une table et un lavabo avec un miroir au-dessus. Les murs ont gagné depuis longtemps le droit d’être repeints et je crois que cela va se faire. (Le nouveau directeur a juré ses grands Dieux que les travaux seraient entrepris dans les jours qui viennent et il dit sûrement vrai. Il nous a tous réunis dans son bureau quand il a pris ses fonctions. Il a la quarantaine bien tassée. Il est grand et blond. Son visage est carré et son œil voit tout. Il a quelque chose d’un amiral qui a traversé de nombreuses tempêtes sur des navires en perdition. Il prend un soin excessif de sa personne, comme s’il y avait quelque chose, dans son visage ou, plus généralement dans son maintien, qu’il veut à tout prix dissimuler. Il a des idées arrêtées sur tout. Il veut que la cuisine commune et la douche à l’étage soient aux normes). Il y a un jardin, planté de cyprès, de peupliers et de saules pleureurs, je l’ai un peu fréquenté, ça m’a fait du bien de m’assoir sur le banc, au bord du ruisseau, et d’entendre les oiseaux mêler leur chant au murmure de l’eau, puis j’ai cessé d’y aller.

Je suis à une heure de Londres, si j’attrape le direct de 7h. Mais il faut ajouter à cela une autre heure au moins pour se rendre à la gare. N’oubliez pas que je n’ai rien d’un Mercure ailé, le plus simple geste me coûte, c’est toujours une expédition quand je dois faire le moindre déplacement.

Vous imaginez bien que j’ai tout mis de côté pour me rendre à l’adresse indiquée, lorsque j’ai trouvé le message de Meg Broncovitch sous ma porte. C’était le soir. J’étais sur le point de me mettre au lit quand j’ai vu ce mot. J’ai tout mis en l’air, bien involontairement. Je ne me suis même pas demandé qui avait glissé ce billet sous ma porte. Je me suis rasé, peigné… Je voulais enfiler un vieux costume que je n’avais pas mis depuis des lustres. Je l’avais acheté à Paddington, dans une autre vie, chez un maître tailleur, il venait de Lubeck, et il avait un renom à défendre, Senior Alves qui s’habillait chez lui avait incité Nick à suivre son exemple et j’ai suivi, moi, l’exemple de Nick. C’était un costume gris bleu avec de très fines et discrètes rayures vertes. Je l’avais porté pour les dix ans de mariage de Nick et Laura. Il avait survécu à ce que j’appelle le naufrage. J’avais dû me débarrasser de tout ce que je possédais en m’installant dans ce foyer, en raison de l’exigüité du lieu, sauf de deux ou trois objets et de ce costume. Mais il n’était plus à ma taille. Il faudrait trois hommes comme moi pour le remplir. J’ai opté pour un pantalon de charpentier et cette vareuse qui me donne l’allure d’un soldat en déroute.

J’ai eu le plus grand mal à monter à bord du train qui va jusqu’à Victoria. J’ai failli me retrouver, je ne sais plus comment, les quatre fers en l’air, au beau milieu de la voie. Par chance, une vieille dame a alerté les cheminots, qui sont venus à ma rescousse. Sans vous, Madame, je serais dans le pays d’où on ne revient jamais, lui dis-je. Cette phrase de Shakespeare a fusé comme ça, spontanément. C’est dans Hamlet, je crois. Hamlet sait qu’il a tout perdu et qu’il n’a plus de salut à attendre de personne. La vieille dame ne jugea pas utile de me répondre. Je me suis collé sur un siège, toujours le même, près de la fenêtre. Le contrôleur m’a reconnu de loin, il m’a fait un signe de la tête. Il est toujours aux aguets, il fait la guerre aux resquilleurs, nombreux sur cette ligne.

J’ai pris deux bus après ça. Je n’ai pas eu mal une seule fois. Il va falloir que vous attendiez un peu avant de marcher de nouveau, m’avaient prévenu les médecins. Ils m’ont charcuté, je ne voyais pas le bout du tunnel, mais je n’avais pas le choix. C’était ou ça ou rien. De nombreuses et très longues opérations m’ont permis, non pas de jouir de nouveau de mes jambes, je ne pourrai jamais plus marcher comme avant, mais de n’être pas cloué en permanence à une chaise.

Par Le360
Le 21/05/2022 à 15h32