On espère toujours qu’une lumière survienne -par extraordinaire- pour mettre un terme aux ténèbres qui enchâssent un objet. Les écrivains éprouvent cette intranquillité, elle n’est pas seulement à l’origine de leur premier geste, si elle génère ce qu’ils créent, elle est à la base de ce qu’ils sont.
Qui? Comment? Quand ? Où? Ce sont ces questions radicales et décisives qui dessinent le contour d’une quête. Et c’est avec ces interrogations que se bat l’écrivain –disons-le– dans un corps à corps à l’issue incertaine et irraisonnée, mais nécessaire.
Le portrait de Jem Wharton qu’on peut voir au troisième étage de la National Portrait Gallery appartient à ces choses qui ne sont pas -en apparence- d’une importance vitale, mais qui vous travaillent -dans les soubassements de votre être- et ne vous lâchent pas.
C’est le portrait d’un boxeur marocain, né à Tanger, en 1813, et qui s’appelle, nous dit-on, James -diminutif Jem- Wharton. C’est sûrement là un nom d’emprunt. La sommaire présentation qui lui est consacrée indique que notre compatriote s’est battu sur de nombreux rings et qu’il n’a jamais connu la moindre défaite. Il a ensuite été couronné champion du monde, excusez du peu, avant de raccrocher les gants et de se dédier entièrement à l’exercice d’un autre métier, celui de barman dans la ville de Liverpool.
J’ai écumé tous les pubs de Liverpool, à la recherche du moindre indice, et n’ai trouvé que l’absence irrévocable et souveraine de preuves attestant du passage de notre boxeur dans cette ville.
Faut-il pour autant renoncer à cette histoire?
Entendons-nous bien. L’écrivain n’écrit pas que sur ce qui s’énonce clairement. Il écrit sur la difficulté d’être et de dire. Sur l’impossibilité de bâtir un propos ou de construire un récit.
L’écrivain creuse le réel, à l’instar d’un mineur de fond, jusqu’à mettre -au besoin- toutes ses entrailles au jour. Il ne met jamais la clef sous une porte qui refuse de s’ouvrir.
Un écrivain complique forcément le réel, car il apporte d’autres éclairages, possibles ou probables, pour dire ce qui est dans la marge ou qui refuse d’être énoncé et qui se soustrait hargneusement à son désir de lui donner une forme.
L’écrivain écrit sur la traversée du monde et l’occurrence des hasards dans le destin d’un homme ou d’une femme.
En l’absence de faits et de récits précis, il explore d’autres voies, lorsqu’il se convainc que le réel, autour duquel nous nous accordons tous, n’est qu’une donnée parmi d’autres.
Il examine les conjectures. Les hypothèses. Les interrogations. Il considère d’autres itinéraires et d’autres vies.
William Daniels, l’auteur du portrait, est un bien pauvre homme. Il peint à longueur de journée et n’espère plus faire fortune. Puis voilà que survient, à l’horizon du monde, à l’embouchure de la Tamise, un jeune homme pugnace et teigneux qui veut triompher sur la scène du monde. Mais celui-là n’a qu’un misérable balluchon en bandoulière et un visage tuméfié.
Les deux hommes se lient d’amitié et n’évoquent que brièvement leurs passés. William Daniels ne sait rien de Tanger, même s’il a rêvé de s’y rendre comme Twain ou d’autres écrivains et peintres de son temps. C’est en voyant Jem se battre, un soir, à Camden ou Canary Wharf, pour se défaire d’une rixe, qu’il lui recommande de monter sur un ring, puisqu’il a de solides poings, pour affronter Tom McKeever, Bill Fisher, Harry Preston, William Renwick et Hemmer Lane.
Jem Wharton a vingt ans. Il met tous ses adversaires au tapis et gagne beaucoup d’argent.
Il arrose toutes ses victoires, dans le vieux quartier de Soho, avec son vieux compère, et décide, en gage de reconnaissance, de poser pour lui, en 1839, avec l’espoir que le portrait qui en sortira lui fera gagner une petite fortune. Puis il quitte la boxe et devient propriétaire d’un bar…
Rien ne garantit que les choses se soient passées précisément de cette façon, si cela est un récit plausible. Il se peut que notre compatriote ait eu une longue lignée de descendants et que d’aucuns, parmi ceux-là, aient décidé à un moment ou à un autre ou de tenter leur chance dans le Nouveau Monde, comme il était fréquent à cette époque, ou de retourner s’établir dans la terre de leurs aïeux.
Nous pourrions réécrire autant de fois que nous le voulons l’histoire de Jem Wharton, puisqu’il n’y a pas de récit gravé dans le marbre. Tout est recevable et légitime. N’importe à celui qui écrit que le désir d’interroger et d’ouvrir de possibles portes.
Et n’importe pour moi que d’aller à la National Portrait Gallery pour écrire avec les yeux devant ce -merveilleux- portrait, dans lequel tant de routes existentielles et de questions complexes s’enchevêtrent et se croisent.