De Slat Attia à Bayt Dakira: une histoire d’amour, de foi et de mémoire judéo-marocaine

À l'entrée de Bayt Dakira, à Essaouira. (A.Gadrouz/Le360)

Le 21/09/2025 à 17h07

VidéoElle aurait pu sombrer dans l’oubli comme tant d’autres édifices. Mais à Essaouira, la synagogue Slat Attia a retrouvé sa voix. Restaurée entre 2015 et 2018, elle constitue aujourd’hui l’âme même de Bayt Dakira, un symbole de coexistence, de vivre-ensemble et de mémoire partagée.

Des siècles d’histoire, des générations de fidèles et une communauté partie ailleurs... Slat Attia aurait pu rester une synagogue oubliée. Mais à Essaouira, comme le rappelle si bien André Azoulay, conseiller du roi Mohammed VI et président fondateur de l’association Essaouira Mogador, «ces pierres ont vécu tellement de belles choses», qu’il fallait «les faire parler».

Tout commence avant 1892, lorsque Simon Attia, riche commerçant de Mogador, disparaît lors d’un voyage au Libéria. Sa dépouille est transportée à Londres, loin de sa terre. Sa veuve, Mima, refuse que le souvenir s’efface. Elle se rend en Angleterre, engage les meilleurs artisans, fait sculpter une arche en noyer massif à l’image de celle de la synagogue Bevis Mark de Manchester, commande des meubles raffinés et des lustres en argent. L’espace qu’elle bâtit porte le nom de son mari. «C’est une synagogue signée Amour», rappelle Ghita Rabouli, directrice de Bayt Dakira et curatrice de Slat Attia.

«Mise en chantier en 1892, Slat Attia exprime l’hommage d’une veuve, Mima, à Simon Attia, son mari disparu (...) Parti pour l’un de ses voyages en Europe, il ne donne plus signe de vie. Il faut du temps pour comprendre et tracer son corps avec escale au Libéria. Son corps est ramené et enterré à Londres où il repose aujourd’hui sans trace apparente de sépulture si ce n’est en faisant construire à Essaouira-Mogador une synagogue en son honneur et à son nom», peut-on lire sur la présentation de Bayt Dakira.

Cette dame, dont la bonté et la gentillesse sont louées de tous, veut qu’il n’y ait pas de plus beau lieu de culte. «Elle se rend à Londres et y recrute les plus grands artisans, parmi lesquels l’artiste M.L. Koffman de Manchester. Les meubles choisis sont du meilleur bois et les lustres en pur argent. Le résultat est à la hauteur des attentes. L’élégance de l’édifice est alors louée dans les pages du Jewish Chronicle de Londres», détaille-t-on. Mais au fil des décennies, les prières s’estompent avec le départ des juifs marocains, signale la directrice de Bayt Dakira.

Il faudra attendre 2015 pour que le chantier de restauration de Slat Attia, «la synagogue-monde d’Essaouira», soit lancé. Quatre ans de travaux redonnent à la synagogue son lustre originel, avec le souci «rigoureux de rester fidèle au moindre détail de cet espace spirituel et patrimonial, emblématique de l’exceptionnelle singularité et richesse du judaïsme souiri».

De Slat Attia à Bayt Dakira, un chemin de mémoire

Cette renaissance n’a de sens qu’à travers la parole de ceux qui l’ont rêvée. Bayt Dakira, où la synagogue Slat Attia occupe une place centrale, est un lieu de vie et de transmission, où se déploie l’histoire juive d’Essaouira et du Maroc.

Pour André Azoulay, Bayt Dakira est avant tout la maison de la mémoire: «Et cet espace en soi, c’est la parole. Je suis entré quelques dizaines de milliers de fois ici, mais j’ai toujours la même émotion, le même frisson. On ne sort pas indemne de Bayt Dakira.»

André Azoulay rappelle d’ailleurs l’histoire singulière de la cité des alizés. «À Essaouira, c’est le seul espace urbain en terre d’islam du Maroc où, exception à la règle, la majorité n’était pas musulmane. Quand Essaouira a été la capitale du Maroc, au début du XIXème siècle, il y avait 22.000 habitants. Les juifs étaient 16.000. Donc c’est un espace en terre d’islam où la majorité était juive. Ce qui fait que notre ADN à tous, il est imbattable. On est champion», dit-il.

Le jour de l’inauguration, le 15 janvier 2020, reste pour lui un moment fondateur. «Quand on a fait Bayt Dakira et Sa Majesté est venue l’inaugurer, j’avais fait poser à l’entrée le Coran et la Torah. Le Coran et la Torah, ils ont fait ce que nous, on n’a pas su faire. Ils dialoguent 24 heures sur 24. Ils sont là», se remémore le président fondateur de l’association Essaouira Mogador.

Bayt Dakira, un projet national

Pour Ghita Rabouli, le projet porté par l’association Essaouira Mogador et par le ministère de la Culture, dépasse toute dimension communautaire. Elle décrit un lieu pensé comme une invitation au voyage. «D’abord, une section purement d’émotions. Ensuite, l’histoire et la mémoire, réparties en trois salles. Et enfin, la recherche, avec une bibliothèque spécialisée, une médiathèque, un centre de recherche sur la culture et le droit hébraïque et le centre Célia Haïm Zafrani», dit-elle.

Ghita Rabouli insiste sur le caractère dynamique de cette mémoire. «Ce n’est pas un musée. On s’inspire du passé. On vit le présent, on projette l’avenir. Cet avenir qu’on veut, une mémoire en mouvement. On questionne cette mémoire et cette histoire qui ne se vit pas figée dans le temps. Elle est toujours vivante», explique-t-elle.

Le projet, financé à hauteur de huit millions de dirhams rien que pour les travaux, a mobilisé des équipes 100% marocaines. «C’était un chantier-école pour faire parler la pierre de l’histoire de la bâtisse», souligne la directrice de Bayt Dakira.

Les collections exposées proviennent des musées nationaux et de dons privés. Des familles ont confié leurs archives, qui rejoignent celles du Musée juif de Casablanca, du Musée Sidi Mohammed Ben Abdallah d’Essaouira ou encore de Dar Si Saïd à Marrakech.

Depuis son inauguration, Bayt Dakira attire les visiteurs du monde entier. «En 2024, on a reçu un million de visiteurs venus de 57 pays», fait-elle savoir.

Dans les salles de Bayt Dakira, les bancs accueillent aujourd’hui des écoliers marocains, des chercheurs étrangers et des touristes curieux. Tous repartent marqués par un même sentiment, celui d’avoir traversé un lieu où le passé et le présent se parlent encore, signale-t-elle.

À l’entrée, quatre mots accueillent chaque visiteur, «Salam Lekoulam» et «Shalom Alaykoum». Deux salutations qui condensent l’esprit de Bayt Dakira. Ici, une femme a transformé son deuil en sanctuaire, un pays a choisi de restaurer cette mémoire et une ville a fait de ses pierres un espace vivant.

Par Hajar Kharroubi et Adil Gadrouz
Le 21/09/2025 à 17h07