Confondre la plume et le gouvernail

Mouna Hachim.

ChroniqueÀ chaque fois qu’une plume pointe une faille, la même injonction revient: «Et vous, quelles solutions?»

Le 16/08/2025 à 11h00

Il y a une semaine, je publiais une chronique sur les fragilités criantes de notre tourisme. Sans fard ni complaisance, j’y brossais un tableau que tout citoyen vigilant ou visiteur attentif peut reconnaître: l’inventaire précis de petits désordres et de grandes négligences —patrimoine laissé à l’abandon, régions marginalisées, offre touristique standardisée, citoyens réduits au rang de figurants, infrastructures défaillantes, espace public grignoté… et ces incessantes contrariétés du quotidien qui finissent par gâcher la promesse de détente.

Parmi les réactions reçues, l’une m’a particulièrement interpellée, car au-delà de ma modeste personne, elle porte une demande récurrente du débat public, souvent brandie —sciemment ou non— comme un moyen de clore la discussion: «D’accord, mais vous, que proposez-vous comme solutions?»

Or, même lorsqu’elle procède d’un besoin sincère de perspectives, cette question déplace le débat: l’abus initial s’efface, et c’est désormais le messager que l’on accuse d’insuffisance. Un glissement qui trahit parfois une lassitude mêlant désir de concret et sentiment d’impuissance… retourné contre celui qui a lancé l’alerte.

Dans ces moments-là, le problème est contourné plutôt qu’affronté; comme si l’on attendait d’un stylo qu’il enfonce un clou.

Rappelons quelques évidences: journalistes, chroniqueurs, écrivains —gens de plume en général— ne sont ni ministres, ni urbanistes, ni maires, ni gouverneurs, ni directeurs d’offices…

Ils ne votent pas les budgets, n’ouvrent pas de routes, ne régulent pas les prix, ne bâtissent ni écoles ni dispensaires. Ils ne peuvent planter mille variétés d’arbres aux feuillages généreux, bien au-delà des sempiternels palmiers, restaurer les kasbahs, les igoudar, les médinas, concevoir des trottoirs dignes de ce nom, ni même assurer les commodités les plus élémentaires.

Leur rôle est d’élargir le champ de conscience, de relier un fait particulier à un contexte plus vaste, de mettre en mots clairs ce que beaucoup ressentent confusément.

C’est pourquoi nous devrions attendre d’eux qu’ils montrent le terrain plutôt qu’ils n’administrent, qu’ils éclairent les enjeux plutôt qu’ils ne tracent des plans.

Leur texte n’est pas un décret, mais une invitation à penser et à agir. Aussi puissant soit-il, il n’a pas vocation à devenir un manuel technique: il révèle ce qui blesse, met en lumière ce qui se dissimule et trace le contour de ce qu’il faut guérir.

Nommer le mal, n’est-ce pas déjà établir le diagnostic et poser la première pierre d’un chantier de réparation?

Sans ce point de départ, pas de débat, pas de mobilisation, seulement un silence confortable pour ceux que dérange le changement.

Dès lors, dénoncer devient un acte en soi, puisqu’il porte un sujet sur la place publique et lui confère légitimité et poids.

Les solutions, elles, viennent ensuite —ou se font attendre!— et appartiennent à ceux qui gouvernent, planifient et investissent.

L’histoire, récente ou ancienne, offre maintes illustrations où le relais a été pris par ceux qui en avaient le pouvoir.

«Que chacun accomplisse donc sa part: aux journalistes, chroniqueurs et écrivains, les mots, le regard, la liberté d’écrire; aux décideurs, les budgets, les outils, le pouvoir de transformer.»

—  Mouna Hachim

Les reportages sur l’amiante ont précédé son interdiction en France, en Italie, en Norvège ou au Danemark. Les enquêtes sur les violences policières ont suscité des réformes en Europe, en Amérique latine, en Afrique du Sud. Du Canada à l’Inde, les témoignages de victimes de violences sexuelles ont déclenché des évolutions légales et culturelles. Bob Woodward et Carl Bernstein, jeunes reporters au Washington Post, n’ont pas réécrit la Constitution américaine: ils ont mis au jour des faits. Le reste, c’est le Congrès qui l’a fait. Ceux qui ont documenté les marées noires en Espagne ou aux États-Unis n’ont pas nettoyé les côtes: ils ont obligé les pollueurs à payer. Contraindre les ministres à réformer l’hôpital: voilà ce qu’ont obtenu ceux qui ont levé le voile sur le sang contaminé en France.

Du Watergate aux affaires de corruption en Asie, un principe se vérifie: les révélations journalistiques peuvent forcer l’action des institutions, tandis que les reporters poursuivent leur mission.

Mais ces exemples, si parlants soient-ils, ne doivent pas masquer une réalité moins flatteuse: la mécanique de l’alerte n’est pas infaillible. L’histoire regorge aussi de situations où l’appel lancé, malgré l’évidence des faits, se heurte à l’immobilisme, au scepticisme ou à l’oubli. Preuve que, si la lumière peut forcer l’action, elle peut aussi se dissiper dans un éblouissement passager.

Ces échecs tiennent à des causes multiples: saturation médiatique, absence de relais institutionnels, fragmentation de l’opinion publique, méfiance envers les sources ou simple inertie politique et sociale.

Parfois, nul besoin de révélations fracassantes: la réalité est déjà sur toutes les lèvres, comme un secret de Polichinelle. Mais c’est précisément parce que les faits se perdent dans le tumulte, ensevelis sous des chiffres opaques et des litanies politiques flatteuses, qu’il faut les rassembler, les nommer, les décrire.

Les disposer côte à côte, dans toute leur évidence, par un patient travail de mise en ordre, c’est leur rendre un poids que les discours officiels s’emploient parfois à dissoudre, jusqu’à faire passer un vague écho pour une évidence irréfutable.

Ce tableau dressé, si solide soit-il, ne suffit pas toujours à déclencher le mouvement. Dans un monde saturé d’informations, le passage à l’action se heurte souvent à l’impatience: beaucoup veulent franchir d’un bond l’intervalle qui sépare la prise de conscience de la feuille de route.

Ces deux missions n’incombent pourtant pas aux mêmes acteurs. Les confondre, c’est affaiblir les deux: on finit par reprocher aux éclaireurs de ne pas bâtir, et aux bâtisseurs de ne pas alerter.

Certains journalistes choisissent, bien sûr, d’esquisser des pistes, de suggérer une orientation et d’inspirer une réflexion. On ne peut toutefois exiger d’eux qu’ils deviennent prescripteurs, qu’ils entrent dans le détail opérationnel, tranchent entre plusieurs options et assument la mise en œuvre, une tâche qui appartient aux décideurs.

Au cœur de toute société ouverte, la clarté des fonctions n’est pas un détail mais une condition de vitalité démocratique.

Que chacun accomplisse donc sa part: aux journalistes, chroniqueurs et écrivains, les mots, le regard, la liberté d’écrire; aux décideurs, les budgets, les outils, le pouvoir de transformer.

À cette chaîne, s’ajoute un maillon essentiel: les citoyens, dont le rôle ne se limite pas à être de simples spectateurs, recevant passivement l’information ou exerçant une pression publique ponctuelle. Ils peuvent relayer les constats, soutenir les initiatives, s’organiser collectivement, participer aux débats locaux et transformer l’indignation en engagement concret.

Sans cette mobilisation, le sillon ouvert ne portera aucun fruit.

Ainsi se dessine une responsabilité partagée: chacun, à sa place, veille à ce que le mouvement ne s’interrompe pas.

Dans cet élan, la parole prend toute sa force: au commencement était le Verbe. Et c’est ensemble que nous lui donnons corps.

La plume dévoile, l’action façonne. Unies, elles changent le monde.

Par Mouna Hachim
Le 16/08/2025 à 11h00