Benzine et Laroui

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueRachid Benzine n’est pas un militant. C’est un écrivain et un observateur témoin de son époque. Dans un récit d’une grande sensibilité, il dénonce et arrache quelques larmes au lecteur. Fouad Laroui, très érudit, revient sur le crime à travers l’histoire du monde arabe.

Le 25/08/2025 à 11h00

Deux écrivains marocains, Rachid Benzine et Fouad Laroui, figurent dans la rentrée littéraire française. Ils ont écrit deux romans qui se distinguent par leur qualité et leur humanité.

La tragédie que vit la population palestinienne à Gaza hante les écrivains du monde arabe. Que faire? Que dire? Comment réagir? L’écrivain Rachid Benzine a trouvé un bon moyen pour parler de Gaza: il raconte la vie d’un vieil homme, libraire. L’homme qui lisait les livres (Julliard) est un roman plein de poésie et d’humanité sur le destin d’un peuple harcelé par la mort et la volonté exprimée de le faire disparaître de manière radicale.

Rachid Benzine, natif de Trappes, islamologue de terrain, avait écrit un très beau texte sur sa mère, Ainsi parlait ma mère, puis un autre récit sur son père, Les silences des pères. Là, il imagine le quotidien d’un vieil homme, libraire dans un territoire de grande violence, amoureux de la littérature et épris de justice. Sa boutique se trouve dans les ruines de Gaza. Ce n’est pas un roman sur la tragédie que vit depuis vingt mois le peuple gazaoui. C’est l’histoire de cet homme, de sa famille, de ses exils, de ses blessures.

C’est l’éloge du livre, objet de résistance, éloge de la lecture, pratique qui se meurt dans nombre de pays.

Ce court roman est émouvant. Il est le portrait d’un homme qui attend, sans violence, sans haine. Il attend une paix juste devenue irréalisable à cause des extrémismes d’un côté comme de l’autre.

C’est un livre apaisant, fort, limpide, croyant encore à l’espoir d’une réconciliation, d’une justice qui tarde tant à venir.

Rachid Benzine n’est pas un militant. C’est un écrivain, un observateur témoin de son époque. Dans un récit d’une grande sensibilité, il dénonce et arrache quelques larmes au lecteur.

Le roman est en cours de traduction dans treize pays. Cela prouve sa tendance à l’universel.

Le roman de Fouad Laroui raconte l’histoire d’un crime parfait auquel il aurait assisté à El Jadida quand il avait dix ans. La vie, l’honneur, la Fantasia (Mialet/Barrault) s’ouvre sur une citation de Fernand Braudel qui écrit: «L’écrivain n’est de plain-pied qu’avec l’Histoire de son propre pays, il en comprend presque d’instinct les détours, les méandres, les originalités, les faiblesses».

L’Académie Goncourt avait été charmée par l’ironie et l’humour des nouvelles de Fouad Laroui, qui avait reçu en 2013 le Goncourt de la Nouvelle pour L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine.

Cet humour, on le retrouve dans ce roman bref, l’histoire d’un crime parfait.

Arsalom, personnage odieux, devait mourir.

En principe, un corps collectif est constitué de membres d’une même famille. Ce que les colons appelaient «fantasia» est en fait une «t’bourida», qui vient du mot baroud (la poudre explosive). Faire parler la poudre. Pour rien. Acte gratuit lors d’une cérémonie ancestrale. Sauf que là, la gratuité dissimule un crime.

L’homme à abattre est un fauve, habitué dès l’enfance à la violence. La «t’bourida» est une action spirituelle, empreinte de mystique musulmane, rien à voir avec une quelconque vengeance, mais elle est détournée pour faire le bien, débarrasser la tribu d’un homme haïssable.

Il voulait devenir quelqu’un. Le crime se prépare selon un cérémonial précis.

Voleur, escroc, brutal tout le temps, promoteur de spectacle corrompu, Arsalom est l’individu que la tribu, dans un consensus muet, décide d’assassiner.

Comme l’écrit Laroui: «Quelle belle mort que celle d’Arsalom. De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts». De Quincey eût apprécié.

Laroui, très érudit, revient sur le crime à travers l’histoire du monde arabe. Et en puisant dans le Coran des versets évoquant le Bien et le Mal. Arsalom était l’incarnation vorace du mal absolu.

Sa mort nous réjouit, comme toute la région d’El Jadida où la «t’bourida» eut lieu, sous les yeux étonnés d’un enfant de dix ans.

Le narrateur se demande: «Les chevaux, compagnons, intercesseurs furent-ils complices de l’assassinat d’Arsalom?»

Humour et dérision. Ainsi, l’homme de main de cette crapule qui, entre autre acte horrible, aurait tué son propre frère, s’appelle «Lahnech»!

Laroui a fait son enquête, mais le silence et la peur rendent la vérité inaccessible. Alors en bon romancier, il imagine, invente, fait œuvre de fiction, laquelle correspond parfaitement au pays et à ses pratiques non dites, non avouées mais qui sont loin d’être en accord avec le droit et la justice.

Le romancier a tous les droits, y compris celui d’inventer et de dénoncer.

Lisez ces deux romans, ils sont brefs, étonnants, et font du bien. Quand on ne peut pas changer le réel, on écrit des romans. Mais c’est une forme superbe pour dire le pays et ses contradictions.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 25/08/2025 à 11h00