Le Musée Reina Sofia de Madrid s’apprête à accueillir une exposition-événement intitulée «Trilogie marocaine, art et culture au Maroc, de 1955 à 2010». Alors que les organisateurs n’ont pas encore lancé la communication sur cette exposition prévue du 20 octobre 2020 au 19 avril 2021, une polémique naît déjà. L’artiste peintre Ilias Selfati est en colère et va même jusqu'à évoquer un complot.
Sous le hashtag #complotenarte, #madrid2020, l’artiste marocain, fort d’une carrière de 25 ans en Espagne, dénonce un commissariat d’exposition injuste, qui exclut des noms importants qui comptent dans l’histoire de l’art marocain.
Abdellah Karroum, le commissaire de cette exposition, est directement pointé du doigt et cité dans une publication d’Ilias Selfati sur sa page officielle Facebook datant du 26 novembre. «Le projet d’Abdellah Karroum au musée Reina Sofia est une honte pour les peintres, c’est comme le brexit si vous êtes dehors vous êtes dehors… c’est comme si nous étions revenus aux années 70».
Contacté par Le360, l’artiste clarifie son point de vue. «Les commissaires marocains qui sont chargés des expositions sur la peinture marocaine surfent toujours sur la même vague “éditoriale“ des années 70, celle que prônait également Brahim Alaoui, connu pour avoir dirigé plusieurs expositions à l’Institut du monde arabe à Paris. On prend les mêmes et on recommence. J’ai aussi l’impression que Abdellah Karroum a privilégié les artistes qu’il connaît, “ses amis“ au détriment d’une nouvelle génération d’artistes», regrette Ilias Selfati.
Abdellah Karroum, également directeur artistique à temps plein au Musée Mathaf à Doha au Qatar, dit ne pas vouloir réagir à ces propos. «Le Musée n’a pas encore communiqué sur cette exposition et je ne peux pas m’exprimer sur cet événement prévu en octobre 2020. Même le titre est provisoire, c’est un titre de travail. Ainsi, tout ce qui se dit en ce moment n’est que pure spéculation», a t-il confié, contacté par Le360, tout en insistant sur son refus de prendre la parole ou de donner un quelconque commentaire sur le post d’Ilias Selfati sur Facebook. Sa position est partagée par le musée Reina Sofia. Interrogée par Le360, Concha Iglesias Otheo de Tejada, chargée des relations presse au musée national Reina Sofia, déclare: «nous n'avons pas encore lancé la communication autour de cette exposition aussi bien auprès des médias espagnols que des médias internationaux. Par ailleurs nous respectons toutes les opinions et nous ne sommes pas en droit de les évaluer».
En dehors de la polémique, les propos d’Ilias Selfati lancent un débat. Celui de la méthode de travail et de la démarche des curateurs chargés du commissariat dans des expositions-phares censées représenter un pan de l’histoire de l’art marocain. L’interlocuteur marocain du musée Reina Sofia dans cet événement est supposé être la fondation nationale des musées, que préside Mehdi Qotbi. Cette fondation a signé, le 13 février 2019, en présence du roi Mohammed VI et du roi Felipe VI d’Espagne, un accord avec le ministre espagnol de la Culture et du sport qui inclut l’organisation de l’exposition d’artistes marocains à la Reina Sofia. Le360 a toutefois appris que la fondation, présidée par Mehdi Qotbi, n’a pas été associée au choix des artistes et du curateur.
Le peu de connaissance de l’Histoire de la peinture marocaine«C’est une exposition historique dans le sens où elle s’intéresse à une certaine période de l’histoire de la peinture et de l’art marocain. Ici on parle du début des années 50 jusqu'à 2010 et si un commissaire d’exposition a le droit de sélectionner les artistes qu’il souhaite il n’a cependant pas le droit d’exclure des artistes qui ont fait l’histoire et qui ont leur place dans cette phase choisie», déclare le peintre Fouad Bellamine.
Cet artiste important affirme ne pas savoir s’il est sélectionné ou non dans l’exposition à la Reina Sofia à Madrid. Mais il attire l’attention sur cette «fâcheuse» tendance chez plusieurs curateurs d’oublier des artistes dont l’œuvre est incontournable dans une exposition historique. «Où est Ahmed Yacoubi? Où est Mohamed Hamri? Où est Saad Ben Cheffaj? Où est Mekki Megara par exemple? Un commissaire d’exposition doit avoir assez de recul, de background pour retracer l’histoire de la peinture au Maroc», renchérit Fouad Bellamine.
Et justement, il est reproché à Abdellah Karroum à la fois son «peu de connaissance» de l’histoire de la peinture au Maroc ainsi que sa proximité avec un petit groupe d’artistes marocains qu’il promeut, dont il produit les œuvres et qu’il aurait introduit dans cette exposition. En plus de cela, Karroum a récemment critiqué la première édition de la Biennale de Rabat, en parlant dans l’hebdomadaire TelQuel de «position très hypocrite des autorités [marocaines] qui font la propagande de la valorisation des femmes, alors que les droits des femmes et des hommes sont bafoués chaque jour».
Ces propos ne passent pas auprès de nombreux professionnels. L’un d’eux résume ainsi la situation: «Karroum a le droit d’exprimer ce qu’il pense, mais en tant que personne qui officie au Qatar, un pays où les travailleurs étrangers sont traités comme des esclaves et où il n’existe pas un seul média indépendant, il est surprenant que l’intéressé soit intarissable d’éloges envers le pays où il travaille et donne des leçons sur le respect des droits de l’homme au Maroc».