Du samedi 9 mai au dimanche 22 novembre 2026, Venise accueillera près d’un million de visiteurs dans le cadre de la 61ème édition de la Biennale, qui se tiendra cette année sous le thème «In Minor Keys».
Cette édition a ceci de particulier que sa direction artistique a été confiée pour la première fois à une femme africaine, Koyo Kouoh. Malheureusement, la commissaire d’exposition est décédée quelques jours avant l’annonce officielle de sa vision curatoriale. Il n’en demeure pas moins que l’empreinte qu’elle a laissée reste intacte. L’exposition sera réalisée dans le respect du projet qu’elle avait conçu et défini, avec pour objectif de préserver, d’enrichir et de diffuser largement ses idées.
En harmonie totale avec cette thématique, le Maroc, qui disposera d’un pavillon national à l’Arsenal, propose pour sa première participation un projet de choc porté par l’artiste Amina Agueznay et la curatrice Meryem Berrada, lesquelles se sont entourées d’une équipe féminine 100% marocaine. La symbolique du rayonnement d’un Maroc de la culture porté par des femmes est forte et on ne saurait y être insensible.
Un projet qui a fait l’unanimité
Complices de longue date, depuis une rencontre à Asilah en 2017, les deux femmes ont soumissionné à l’appel à projet du ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication et remporté l’adhésion à l’unanimité du jury, qui s’est réuni un mois plus tard. Face à elles, 28 autres projets ont été présentés. Mais à en croire Meryem Sebti, membre du jury présidé par Mehdi Qotbi et directrice de publication du magazine Diptyk, le projet choisi au terme de longues heures de délibération «sortait du lot».
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Pour le jury, composé aussi de Mouna Mekouar, Hicham Daoudi, Alya Sebti, Hassan Sefrioui, Touriya El Glaoui et Fatihya Tahiri, dont certains membres ont déjà curaté des expositions à l’étranger, le défi était de taille. Parmi les critères à respecter, la clarté et la cohérence du projet - un écueil sur lequel se sont heurtés une bonne moitié des projets - ainsi que son originalité et sa pertinence en résonance avec le thème mondial. Viennent ensuite l’expérience des porteurs de projet et la faisabilité technique, artistique et logistique. Là aussi, certains soumissionnaires ont vu leur projet écarté, l’artiste n’ayant jamais été exposé à l’international, n’ayant pas de curateur ou parce que le projet soumis impliquait une altération du bâtiment de l’Arsenal qui abritera le pavillon marocain.
Autre point crucial formulé par Meryem Sebti: «Ce projet peut-il correspondre aux attentes pour un pavillon à Venise, notamment dans le cadre d’une première participation?» Et celle-ci d’expliquer que l’attente s’est focalisée sur un «projet monumental qui remplit l’espace avec panache». Enfin, autre élément clé de cette sélection, le duo formé par le curator et l’artiste a-t-il déjà collaboré, est-il reconnu à l’international et est-il en mesure de répondre à la complexité des questions qui seront posées par la presse? Là encore, Meryem Berrada et Amina Agueznay ont remporté l’adhésion des jurés.
Du seuil de l’Arsenal à Venise au seuil des ateliers du Maroc, un projet tissé d’histoires
Concrètement, à quoi ressemble le projet des deux femmes? À ce stade, il est encore trop tôt pour en donner une image précise car qui connaît le travail d’Amina Agueznay comprendra qu’il s’inscrit dans un cadre spatio-temporel à part. En effet, cet artiste multidisciplinaire, architecte aux Etats-Unis dans une autre vie, a pour marque de fabrique des installations monumentales souvent issues de projets participatifs avec des artisans. De ses ateliers collectifs à ses installations muséales, Amina Agueznay explore les pratiques artisanales traditionnelles en réinterprétant les médiums, et en combinant des structures architecturales et archéologiques avec le travail manuel.
Ainsi, à quelques mois de l’inauguration de la biennale, l’artiste et la curatrice déroulent leur planning de décembre en énumérant les nombreuses escales à prévoir, d’atelier en coopérative, d’artisane en artisan, du Moyen-Atlas au Souss Massa. L’œuvre exposée à Venise, véritable condensé de savoir-faire ancestraux allant du tissage à la broderie, en passant par la vannerie, la bijouterie et le perlage, est donc actuellement en cours de réalisation à travers le Maroc. Sa dimension monumentale n’en est que plus parlante. Car dans chaque fil de laine ou de rafia, dans chaque perle et broderie, c’est un terroir marocain qui s’exprime. Une histoire ancestrale, des histoires de femmes et d’hommes, qui s’inscrivent, comme les composantes d’une toile que l’on tisse, dans une plus grande Histoire.
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«Amina Agueznay travaille depuis plus de vingt ans sur l’ensemble du territoire marocain où elle active les savoir-faire traditionnels, en général par des missions d’accompagnement. Par essence, le travail se fait dans différentes géographies et révèle ainsi une capacité à synthétiser différentes formes qui émanent de différentes régions», explique Meryem Berrada.
Plus précisément, poursuit la curatrice, «le projet qui s’intitule "Asǝṭṭa" vise à valoriser ces savoir-faire et à les faire entrer en dialogue autour de la notion de ‘seuil’, laâtba en arabe». C’est cette notion que le duo s’attache actuellement à documenter, expliquer, matérialiser en s’appuyant sur des travaux anthropologiques notamment. Pourquoi le seuil? «Amina me dit toujours quand elle entre dans l’atelier d’un artiste, que pour elle c’est un monde qui s’ouvre. Elle me parle ainsi des ateliers des uns et des autres en les nommant laâtba», explique la curatrice, pour qui cette notion est omniprésente depuis la conception du projet.
«L’idée est de questionner cette notion dans toutes ces formes, que ce soit en architecture arabe ou japonaise, en poésie ou encore en littérature», précise-t-elle. Cette réflexion s’inscrit dans un autre travail de recherche, cette fois-ci associé à la salle des artilleries où sera implanté le pavillon du Maroc à l’Arsenal. «Il s’agit de déterminer concrètement ce que représente cet espace au sein de l’Arsenal, car nous essayons à travers ce projet de remonter le cours de l’histoire des échanges potentiels entre Venise et le Maroc. Cette recherche que l’on mène actuellement part d’un bijou et ce qui nous intéresse, outre l’Histoire avec un grand H, ce sont aussi les micro histoires, celles des gens, des artisans qui racontent la signification à leurs yeux des objets et des motifs qui les entourent».
Alors quel plus beau lieu pour Amina Agueznay que ce pavillon à Venise, un lieu qu’elle a visité à plusieurs reprises et qu’elle décrit comme étant «habité». Pour cette conteuse d’histoires, «les murs de l’Arsenal regorgent de secrets», raison pour laquelle elle a travaillé principalement sur site. «Un tissage s’est fait très naturellement entre l’histoire de l’Arsenal, de ses murs et la démarche que nous avons choisi d’articuler pour ce projet», explique l’artiste. «C’est l’espace qui dicte les choses», ponctue la curatrice. Dans ce projet, il est donc question d’adaptabilité afin de déployer dans cet espace de 290 mètres carrés une œuvre textile immersive qui abritera d’autres œuvres.
Ce projet s’inscrit donc à merveille dans la thématique de cette 61ème édition, «In minor keys», laquelle a immédiatement inspiré à Meryem Berrada l’envie de collaborer avec Amina Agueznay. Le lien entre le travail de l’artiste marocaine et cette thématique s’impose en effet comme une évidence. Les «tonalités mineures» en musique, ces notes invisibles qui structurent la partition, font écho aux mains invisibles des artisans qui composent des narrations silencieuses, à travers formes et motifs, que s’évertue à montrer Amina Agueznay depuis toujours afin de les rendre visibles et audibles.








