Entrepris dans un certain désordre bon enfant, mais passionné, véhiculant des bribes d'informations aussi savantes qu'inédites pour l'assistance, le débat a l'heur de ravir cette dernière -de son propre aveu-, constituée d'une bonne vingtaine de jeunes et moins jeunes (moyenne d'âge entre trente et quarante ans), pour la plupart issus du monde culturel et artistique casablancais.
La majorité de ces jeunes gens, parmi les plus curieux et les plus cultivés que produit notre société, entendait pour la première fois parler de Yacoubi, pourtant considéré par les trop rares spécialistes de la chose picturale nationale, comme le premier peintre marocain à véritable dimension internationale de l'Histoire.
Pourquoi une telle méconnaissance, pour ne pas dire ignorance?
Pour plusieurs raisons. Parmi lesquelles, le succès fulgurant qu'acquièrent les réalisations de Yacoubi, dès ses débuts artistiques, auprès de la communauté étrangère du Tanger international. Ce qui fait qu'à de rares exceptions, la majorité de ses œuvres se sont rapidement retrouvées en dehors du pays.
Ajoutons à cela, le fait que, pour des raisons d'ordre personnel, mais aussi professionnel, Yacoubi choisit, très tôt, l'exil et s'installe aux États-Unis, où il finit ses jours, en 1985. Ce n'est qu'en 2009 que la dépouille de l'artiste est rapatriée, à la demande de sa famille, et avec le soutien du roi Mohammed VI.
Rappelons, en passant, et cela est d'une importance primordiale, que la peinture de cet autodidacte analphabète n'a jamais, au grand jamais, fait dans ce qu'on appelle la peinture "naïve". Autrement dit, l'œuvre de Yacoubi n'a jamais été ni narrative, ni anecdotique, encore moins folklorique.
Les différentes grandes plumes internationales qui se sont essayées à classifier son style ne se sont jamais mises d'accord sur une formulation claire. Disons, pour simplifier, qu'Ahmed Yacoubi pratiquait une "abstraction lyrique dite primitive, car non héritière de la tradition picturale occidentale."
N'ayons pas peur des mots. La biographie que Latifa Serghini a consacrée à Ahmed Yacoubi est un travail proprement fondateur. Pourquoi une telle affirmation, que d'aucuns estimeront par trop injuste et/ou laudative, vis à vis d'autres travaux -dont certains de grande qualité- consacrés à des plasticiens marocains, morts ou vivants?
Les différentes -et de plus en plus nombreuses- monographies consacrées aux artistes modernes ou contemporains marocains s'attellent, toutes, principalement à essayer de décrypter l'œuvre du sujet, y adjugeant, il est vrai, une notice biographique, mais dans sa part la plus congrue.
En gros, les auteurs desdites monographies nous font partager leur appréhension de telle ou telle œuvre -parfois avec conviction, à défaut de talent-, la plupart du temps dans un langage jargonnant. Et ce, au dépend de la vie intime de l'artiste, des péripéties ayant jalonné sa destinée, des mouvements de son âme et autres contradictions de ses croyances personnelles, à même de nous éclairer, un tant soit peu, sur les mystères de son processus créatif, du pourquoi de sa vocation.
Bien qu'ayant, évidemment, son utilité, une telle approche, se voulant savante, mais partant du principe que l'œuvre est à dissocier de l'homme -ou de la femme-, m'apparaît, personnellement, non seulement discutable, mais parfaitement erronée.
En effet, viendrait-il à l'esprit de quiconque, aujourd'hui, de dissocier l'œuvre de Raphaël de sa vie tumultueuse, sulfureuse et bourrée de contradictions?! Enfin, voyons! Sans parler de centaines d'autres génies, y compris littéraires, que l'Histoire nous enseigne. La vie et l'œuvre de Lord Byron seraient dissociables ?
Dans un français d'une précision et d'une fluidité que beaucoup d'auteurs célèbres marocains lui envieront, Latifa Serghini nous narre, sous la forme d'un roman-vérité passionnant, une destinée. L'invraisemblable destinée de cet homme, né à Fèz, en 1928 (ou 1930, selon les versions), pauvre et analphabète. Et qui, par le hasard d'une rencontre avec Paul et Jane Bowles, se retrouvera propulsé, dans l'étroit sillage d'hommes aussi prestigieux que William Burroughs ou, plus étonnant, Francis Bacon, mais aussi de femmes telle la grande Peggy Guggenheim. Un voyage dans le temps et l'espace, de Tanger à New York, en passant par Ceylan.
Répétons-le, à l'intention des lecteurs récalcitrants: le récit de vie que nous propose l'auteure se lit d'une traite et comprend une part de romanesque des plus réjouissante. Sauf qu'il s'agit bien là d'une biographie écrite dans les règles de l'art. toute information comprise dans l'ouvrage a été vérifiée et recoupée avec la rigueur scientifique qui sied à ce type de travail de véritable chercheuse.
Est-ce dû à la formation de l'auteur -Latifa Serghini a longtemps exercé en tant que médecin pédo-psychiatre? Je n'en suis pas convaincu, étant donné qu'un autre médecin pour enfants -aujourd'hui décédé et dont je tairais le nom par mansuétude- s'était lui aussi mêlé d'écrire sur l'art marocain, mais avec une méthodologie des plus approximatives...
Outre "Life Before Thinking, sur les pas d'Ahmed Yacoubi", Latifa Serghini a commis un second ouvrage dans la même veine, tout aussi savant et savoureux: "Mohamed Hamri, peintre et saltimbanque" (aux mêmes éditions, 2018). Elle planche, actuellement, sur une biographie consacrée à ce monstre sacré de la peinture marocaine qu'est Gharbaoui.
Les lecteurs qui me font l'amitié de suivre mes écrits régulièrement savent mon obsession en rapport avec l'urgence pour le Maroc de s'atteler, enfin, à la rédaction de sa courte mais ô combien riche et intense histoire de l'art moderne et contemporain. Je suis heureux de voir, qu'ici et là, des initiatives personnelles s'y activent. Chacun selon ses moyens et ses centres d'intérêt particuliers. Des choses se font.
En attendant que nos institutions daignent s'y mettre à leur tour. Rêvons.