J’ai été, hier soir, confrontée à une vidéo postée sur un réseau social par une diva de la chanson marocaine: Latifa Raâfat. J’ai écouté le laïus, regardé les petits cœurs en commentaires, l’indignation de l’interprète qui allait crescendo, jusqu’à la voix qui s’étrangle et les petites larmes retenues, point d’orgue final d’une colère exprimée sans fards.
De quoi a donc parlé cette dame, quinquagénaire et pourtant jeune maman? Elle a parlé de son bébé, du fait qu’elle ne lui avait célébré ni son baptême, ni son anniversaire, qu’elle n’avait rien montré, artistiquement parlant, au cours de toute cette période de crise sanitaire, s’est félicitée et émue de l’obtention de sa carte d’artiste, remise en mains propres par le souverain, puis s’est perdue en cours de route deux ou trois fois à raconter des anecdotes, puis s’est à nouveau félicitée d’avoir su être prévoyante et de pouvoir subvenir à sa vie en dehors de la pratique de son art, puis s’est, enfin, lancée dans une vraie diatribe, objet de cette vidéo, au sujet d’une subvention exceptionnelle, de l’ordre de 1,4 milliard de centimes, dont la liste des attributaires décidée par le ministère de la Culture ne lui convenait visiblement pas. Ouf, ça fait long.
Madame, je vous connais de nom, évidemment.
J’ai en mémoire cette scène, qui date, je vous l’accorde volontiers.
1985. Alors que vous étiez, Latifa Raâfat, au faîte de votre gloire, je vous écoutais distraitement émettre vos vocalises lors de la «Sahra Fanniya Al Koubra» («La Grande Soirée Artistique», avec des majuscules à chaque lettre, oui), diffusée par la Radio-Télévision Marocaine, et retransmise dans l’arrière-cuisine sans prétention de ma grand-mère, sur un poste Sony à huit chaînes, dont une seule fonctionnait, forcément. Stakhanov, Pravda, Popov, mine de rien, au Maroc aussi, à cette époque, c’était le cas. Les Russes s’en sont semble-t-il remis. Les Marocains, c’est inégal, mais je ne suis pas là, ce jeudi, pour parler politique.
J’avais 8 ans, et j’avais aussi le nez plongé dans mon dernier Bibliothèque Rose (mon petit régal du week-end, et dans le Club des Cinq, je suis Claude, l’intrépide garçon manqué «qui n’a pas froid aux yeux», qui adore Dagobert et son île de Kernach).
Je tenais compagnie à Fatéma, notre bonne, et ma nounou, qui regardait d’un œil halluciné ce monument de kitsch qu’était le Saturday night fever de l’unique chaîne de télévision marocaine de cette époque: sur la scène, un immense tapis R’bati, cramoisi, un micro, l’orchestre, au fond, tous en costume cravate, un présentateur à l’air compassé, et, ah oui, cette longue introduction à la cithare qui durait des heures, et me faisait immédiatement replonger le nez dans les aventures de Claude, Mick, Annie, François et le fidèle Dagobert, vite, vite, avant que je ne me mette à bailler d’ennui.
2020. Je me rends compte que «l’art de l’introduction», mais d’un long, mais d’un long, n’a toujours pas changé. En lieu et place de la cithare, la voix d’une chanteuse, dont le préambule s'étend, s'étend... Il m’a fallu m’accrocher pour écouter l’ensemble du discours servi face à ce smartphone qui se décrochait régulièrement.
Quant à l’art de la dame, nous ne l’avons pas entendu dernièrement, elle dit elle-même qu’elle n’a rien fait en cette période de crise, et qu’elle subvient à sa vie par d’autres moyens.
J’ai vu, sur cette vidéo, une femme qui cherchait, par l’indignation qu’elle a montrée, à garder sa popularité intacte: «(...) des artistes crèvent la dalle, (...) même Saâd Lamjarred n’a pas reçu de subvention, (...) je suis avec le peuple, j’ai été boudée et je n’étais plus invitée dans les festivals, (...) alors que je suis une grande artiste, (...) certains musiciens en sont rendus à vendre leurs instruments pour se nourrir». Bon.
L’art suppose une vraie créativité, une réelle audace. Quelle qu’en soit la discipline, il faut s’y consacrer entièrement, et s’offrir ce vrai luxe que de laisser les soucis matériels aux comptables. Artistes, vous avez franchement d’autres missions sur cette terre que de compter des dirhams sonnants et trébuchants.
C’est une fièvre qui vous emporte, un feu qui vous consume de l’intérieur.
Si vous êtes artiste, vous ne pouvez qu’offrir votre création, à votre public. Après y avoir travaillé, vous y être sans relâche consacré, entièrement dédié.
Prendre parti, s’engager, militer, oui, c’est bien sûr, là aussi, le rôle d’un artiste. Mais pas après avoir gardé les doigts de pieds en éventail pendant des plombes, mais bel et bien à condition d’offrir ce que vous créez, pour enchanter, ravir, interloquer, choquer.
Des artistes qui se plaignent de crever la dalle, qui mendient, qui récriminent, qui réclament... Je ne vois que cela, ou presque, dans mon pays. Qui parlent fric, pèze, blé, flouze; budget, subvention, aides accordées, financement. A ceux-là, il leur faudrait, peut-être, se poser des questions sur l'à-propos de ce qu'ils proposent. En termes de création.
PS. Juste histoire d'être bien claire, ce texte n'ayant pas été totalement compris par mes premiers lecteurs. Je n'en avais pas ressenti le besoin à son écriture, mais je tiens tout de même à expliquer que si, effectivement, je suis bel et bien à l'ouest, dans tous les sens de ce terme, voici les sons et les voix d'Orient qui ont su me toucher: Fairouz, Mohammed Abdelouahab, Abdelhalim Hafez... Et une exigeante exilée cairote que je salue: Samira Saïd, merci. Pour les longues discussions que nous avons eues par chat, et la modestie qui est vôtre. Pardon de ma timidité, je n'ai su vous dire à quel point je vous aime.