Tous les matins, je m’assois à mon bureau et j’écris. J’écris tout ce dont j’ai envie. J’essaie, autant que faire se peut, de ne jamais m’autocensurer, d’aller le plus loin possible, de ne craindre ni de déplaire, ni de dégoûter, ni de provoquer la colère. Bien sûr, ces dernières années, la violence à l’encontre d’artistes jugés trop libres, avait de quoi effrayer. Mais malgré tout, je me fais un devoir d’user de la liberté dont j’ai la chance de jouir. Et je n’oublie jamais que cette liberté est d’autant plus précieuse qu’elle est rare et que, sur d’autres rives, certains écrivains paient très cher leur passion de dire vrai. Nous ne devons jamais les oublier.
Anouar Rahmani est un jeune étudiant en droit. Il vit en Algérie et quand il n’étudie pas, il écrit des romans. C’est un jeune homme de son temps qui a compris que, quand on ne trouve pas d’éditeurs classiques, internet peut représenter un très bon moyen de faire connaître son travail. En août 2016, c’est donc sur la toile qu’il «publie» son roman en arabe, La ville des ombres blanches, un récit osé, tendu, déjanté.
Fin février, l’écrivain est convoqué par la police. En cause? Un passage de son roman dans lequel un enfant discute avec un clochard qui se fait appeler «Dieu». C’est ce qui vaut à l’auteur d’être accusé d’«offense au Prophète» et de «dénigrement du dogme ou des préceptes de l’islam». Anouar Rahmani est, depuis, l’objet d’une enquête en vertu de l’article 144 bis du Code pénal algérien. Il risque entre trois et cinq ans d’emprisonnement et 100.000 dinars d’amende (environ 850 euros).
Soutenu notamment par l’ONG Human Right Watch (HRW), le romancier a tenté de rappeler que son récit était totalement fictionnel et qu’à ce titre, il ne pouvait être accusé de porter «atteinte à l’entité divine et à la religion». Mais pour la police, le ton ironique du roman constitue, en soi, «une insulte à l’égard de l’islam». Ah, l’ironie! Cette vertu que les puissants et les faibles d’esprit ont tant de mal à supporter mais qui me semble, à moi, tellement nécessaire pour interroger notre monde et notre condition. En décidant d’appliquer le terrible article 144, la police algérienne foule aux pieds la plus élémentaire liberté d’expression, la création artistique, la liberté de conscience, des notions sans lesquelles ne peut se bâtir une société libre.
On ne peut être que désespéré par la répétition de ces situations sur la rive sud de la Méditerranée, où le puritanisme le plus noir, l’interprétation la plus bête et littérale, viennent étouffer l’esprit critique et la création. En 2015, le célèbre écrivain Rachid Boudjedra a revendiqué son athéisme à la télévision. «Je ne crois ni en Dieu, ni en Mohamed (comme Prophète)», lançait l'auteur de L'Escargot entêté. Certes, il n’a pas été inquiété par les services de sécurité, mais les autorités n’ont absolument pas réagi quand il a été l’objet d’insultes, de menaces de mort, de campagnes de dénigrement pendant des jours sur internet et dans les médias. Dans son roman 2084 (Gallimard), Boualem Sansal dessinait le profil sombre d’une Algérie sombrant dans la dictature théocratique et dans la folie. Un rêve, peut-être, prémonitoire.
Mais les propos religieux ne sont pas les seuls à avoir provoqué l’ire des autorités. Dans une des scènes de son roman, Rahmani raconte également une relation homosexuelle entre deux hommes, pendant la colonisation française. Le jeune auteur n’a par ailleurs jamais caché son soutien à la cause LGBT et, de manière générale, aux droits humains, qu’il défend vigoureusement sur Facebook. C’est ce qui lui vaut d’être également accusé d’employer des termes «sexuels, contraires aux bonnes mœurs». Il faut toujours s’inquiéter quand les autorités d’un pays commencent à juger les artistes en fonction de supposées «bonnes mœurs». Qui définit ce qui est bon et ce qui ne l’est pas? Où place-t-on le curseur de la liberté et de la décadence, de la moralité et de la marginalité?
Mais l’Algérie n’est pas le seul pays où les écrivains et les créateurs sont tenus de respecter de soi-disant «bonnes mœurs». Il faut se souvenir qu’Ahmed Naji, jeune écrivain égyptien de 30 ans, a été condamné à deux années de prison pour «atteinte à la pudeur et au sens moral»! En cause, un chapitre de son livre L’Usage de la vie, publié sous forme de feuilleton dans la revue littéraire égyptienne Akhbar al-Adab.
Ce roman raconte la vie de la jeunesse égyptienne et ses frustrations sexuelles. Le personnage Bassem Bahgt a une aventure charnelle avec une femme et c’est la description d’une scène érotique entre les deux jeunes gens qui vaut à Naji d’être aujourd’hui incarcéré. Nous-mêmes avons connu la polémique Much Loved et nous avons pu mesurer avec quelle fureur pouvaient s’exprimer les opposants à la liberté artistique, là encore au nom des «bonnes mœurs» et d’une certaine image de la femme marocaine. Mais nous ne devrions jamais oublier qu’un artiste n’est pas là pour plaire ou pour délivrer une vision idyllique de notre société.
En septembre, je vais publier un livre qui s’intitule Sexe et mensonges (Arènes), et qui parle de la sexualité des femmes marocaines. A chaque fois que je parle du livre en France ou que je le présente à des professionnels, on me pose cette question: «mais vous n’avez pas peur?». Vous ne pouvez pas imaginer à quel point cette question a le don de m’agacer. A quel point cela me fait de la peine que notre région du monde soit aujourd’hui regardée –en partie à tort et en partie à raison– comme hostile à la parole crue, à la création, à l’enquête quand elle porte sur des thèmes ayant trait justement aux «bonnes mœurs». Parler de religion, de sexe, d’homosexualité est considéré comme un sport à hauts risques. Se moquer des institutions religieuses, des autorités n’est même pas envisageable.
En réalité, la très grande majorité d’entre nous s’autocensure. Il faut bien le reconnaître, les élites dites «modernistes» ne défendent la laïcité, la liberté de conscience ou le droit au blasphème que derrière des portes closes. Pourtant, je crois que nos sociétés ont plus que jamais besoin d’esprits critiques, d’esprits provocateurs même. Nous devrions enseigner à nos enfants le goût pour l’ironie, pour la dérision, pour une pensée à contre-courant. Au lieu de favoriser le conformisme, la pensée unique, nous devrions encourager notre jeunesse à remettre en cause tous les totems et tous les tabous, à déboulonner les statues. La liberté, quand elle est nourrie par la réflexion, par la culture, n’est jamais dangereuse.