C’est une jolie rencontre que j’ai faite l’autre soir à Tanger en me rendant chez des amis habitant La Vieille Montagne. Pour arriver chez eux, il faut passer par un chemin, une sorte de piste non éclairée la nuit. En sortant de voiture, une petite fille, (elle pourrait s’appeler Fatiha) se présente à moi une torche à la main. Elle me dit : «Ammo (Tonton), tu vas chez B.? Alors je vais t’y conduire et surtout éclairer le chemin».
Fatiha doit avoir une dizaine d’années. Elle m’apprend qu’elle aide le gardien des voitures et donne la lumière aux visiteurs: «je me fais un peu d’argent, je dois économiser pour acheter les fournitures scolaires, j’entre en sixième cette année, et moi j’aime l’école, c’est pas comme mes frères, ils foutent rien, ils sont là et attendent que ma mère leur donne de l’argent. Et en plus ils se disputent tout le temps, moi au moins je ne demande rien à mes parents, de toute façon, ils n’ont pas beaucoup de moyens, mon père travaille au marché, il est porteur, mais là, les gens viennent en voiture, il les aide à mettre les couffins dans le coffre. Ma mère, elle fait des ménages chez des étrangers. Elle travaille dans plusieurs maisons. Moi, je ne suis pas d’accord quand elle donne de l’argent aux garçons».
Elle connaît bien le chemin. «Attention, Ammo, là il y a un trou et un peu plus loin, il y a une grosse pierre, faut faire attention, elle est dangereuse. L’autre jour, une dame, qui n’avait pas voulu de moi, est tombée et a eu très mal. J’aime bien l’école, mais je crois que l’école ne nous aime pas. L’hiver il fait très froid, il y a une fenêtre cassée, jamais réparée, et puis la maîtresse est souvent absente, quel pays, c’est pas normal; mes frères veulent partir de l’autre côté, ils ont tort, le fils de notre voisine est mort avant d’arriver en Espagne. Ils sont fous, ils croient que l’Espagne les attend, qu’il y a du travail et de l’argent ; je sais que c’est faux, je le sais parce que je vois sur la télé des voisins, des noirs qui se noient tous les jours.
Ammo, tu as vu les deux gars là-bas, ils se battent parce que c’est moi qui vous éclaire. Ils ne savent pas faire et en plus ils m’engueulent.»
En arrivant, je ne sais comment la remercier. Bien sûr, je lui ai filé un billet, mais j’avais envie de la voir prise en charge par une association pour qu’elle aille jusqu’au bout de ses études. Jolie, elle risque d’interrompre le lycée pour se marier. Les parents n’aiment pas avoir une jolie fille non mariée.
Ce Maroc! comme disait le poète Mohamed Khaïr Eddine. Ce Maroc est étonnant. La pauvreté, la misère ne découragent pas les volontés. Voici une fille qui a eu l’idée géniale de se munir d’une lampe de poche et d’accompagner les gens dans le chemin non éclairé. Elle se fait quelques dizaines de dirhams par soir, comme elle dit, de quoi s’acheter des cahiers et peut-être une jolie robe à fleurs.
Cette rencontre a été émouvante. Je sais que des Fatiha existent ailleurs dans le pays. Je sais qu’elles travaillent mieux que les garçons qui cherchent la facilité. Je sais qu’elles vivent sous la menace d’être déscolarisées. Je sais qu’elles auront du mal à s’en sortir. C’est évident.
Je ne sais pas ce que fait l’Etat pour cette enfance pauvre, très pauvre. Au moins Fatiha ne mendie pas dans les feux rouges. Elle est intelligente et maligne. C’est ce qui la sauve, ce qui la sauvera si les parents ne la retirent pas du collège pour la donner à un homme, plus âgé, pour en faire sa femme. Quand j’y pense j’ai la nausée.