Il est des drames qui, longtemps après qu’ils soient survenus, laissent une douleur persistante et quasi silencieuse. Cette année le Maroc en a connu au moins deux sous forme d’accident mais qui ont installé dans l’imaginaire des populations un sentiment amer d’injustice. Le premier drame a eu lieu le 30 octobre 2016 au port d’Al Hoceima. Mohamed Fikri, pêcheur d’une trentaine d’années, est arrêté par la police. Il a fait une pêche interdite, celle de l’espadon. Marchandise confisquée et jetée dans une benne à ordures. Il essaie de négocier. Il s’oppose à la destruction de son bien. Il tente de récupérer son poisson, mais la broyeuse est en marche. Pêcheur et espadon sont broyés immédiatement.
Colère et indignation non seulement au Maroc mais dans le monde. L’affaire s’est vite transformée en cas d’injustice criante, de mépris du citoyen et d’humiliation du pauvre. Les autorités arrêtent onze agents. Sept seront condamnés à des peines de prison entre cinq et huit mois et 500 dirhams d’amende.
Mais la colère gronde au point où des médias étrangers évoquent le cas du Tunisien Mohamed Bouazizi qui a déclenché le printemps arabe de Tunis.
Un an plus tard, le 19 novembre dernier, c’est une affaire pathétique qui a secoué le Maroc: lors d’une distribution de biens alimentaires par un bienfaiteur, 15 femmes sont mortes dans une horrible bousculade. Cela s’est passé à Sidi Boulaalem, dans la région d’Essaouira.
Le Maroc est sous le choc. Le journal Le Monde du vendredi 1er décembre analyse cette affaire en l’annonçant à sa Une. Il titre «double rappel à la réalité du “nouveau’’ Maroc».
Ces drames en disent long sur l’état de pauvreté dont souffre une partie importante de la population. Comme a dit un commentateur entendu dans une radio, «au Maroc on ne meurt pas de faim mais on meurt de peur d’avoir faim».
Ce qui est nouveau aussi dans ce cadre, c’est la parole de plus en plus critique qui s’est libérée. Entre le gouvernement et les gens, plus qu’un divorce, une allergie. Plus personne n’attend à rien de ces hommes politiques. Les esprits ne sont pas apaisés. Comme un slogan des manifestants le souligne «Ni éducation ni santé». Il faut écouter ces clameurs et ces cris. Il y a trop de souffrance, trop d’indifférence aussi.
Certes Sidi Boulaalem figure parmi les provinces les plus pauvres du pays. Mais ce qui s’est passé va au-delà de ce constat. C’est un indicateur d’une situation de plus en plus intolérable. Des régions sont non seulement délaissées mais oubliées. On s’habitue à l’indigence, à la grande pauvreté, on devient fataliste et on regarde le ciel espérant un peu de sa clémence. Mais un pays qui se développe ne peut plus le faire avec un tissu social et humain plein de trous et d’oublis. C’est ce décalage visible à l’œil nu qui fait le malheur de notre pays.
L’histoire de Sidi Boulaalem est le symptôme d’un état de fait qui, s’il dure, s’il n’est pas réparé, soigné, deviendra une gangrène difficile ensuite à éradiquer. Des villages de ce type existent dans toutes les régions du pays. On a accepté depuis toujours de voir la mendicité se répandre et prendre plusieurs formes. On évoque la solidarité et on ferme les yeux sur cette indignité qui se banalise partout dans les villes. On s’en remet à la religion pour ne pas penser le réel et affronter ses maux. Évidemment c’est le travail des politiques, mais quand ces gens entrent dans l’arène politique c’est surtout pour s’occuper de leur carrière et optimiser leurs intérêts propres. Tous les hommes politiques ne sont pas de cette race, mais le fait est qu’ils n’ont plus la confiance du peuple, lequel ne va plus voter et n’attend rien de leurs agitations que ce soit au Parlement, vitrine d’une démocratie qui a du mal à naître, ou dans leur comportement dans la vie quotidienne.
Besoin d’une pédagogie en direction de ceux qui choisissent de faire de la politique. On devrait leur apprendre le sens des mots, les notions de devoir et de justice. À quoi sert un Parlement si ceux qui représentent le peuple l’oublient dès qu’ils sont élus? On ne peut pas s’émouvoir le jour où quinze malheureuses femmes ont perdu la vie et penser que c’est un cas particulier. Tant que les ouvriers et petits fonctionnaires sont sous-payés, tant que d’autres amassent des fortunes colossales, le fossé entre les deux classes ne cessera de se creuser jusqu’à devenir le puits d’où jaillirait une grande violence. Contestation légitime ou aventure désastreuse?