«Capharnaüm», un film choc

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueIl faut aller voir Capharnaüm, un film dur, violent, cruel et tellement vrai. Le voir jusqu’au bout est une façon de rallier l’engagement de Nadine Labaki et de son équipe formidable. Ce film raconte le destin d’un enfant de douze ans qui intente un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde.

Le 22/10/2018 à 10h59

Quand on a tout dit, il reste le cinéma. Ce n’est pas une copie du réel, ce n’est pas une reproduction de la vie, c’est autre chose. Une invention, une imagination féconde et sans limites pour raconter une histoire qui pourrait être la nôtre dans un autre temps, d’autres lieux, d’autres destins.

Nadine Labaki, actrice et cinéaste libanaise, a écrit avec deux autres scénaristes et réalisé un film coup de poing, une sorte de cri à la dimension universelle, «Capharnaüm». Cela se passe à Beyrouth, pas celui des grandes avenues, des beaux immeubles vite reconstruits après la guerre, mais un Beyrouth qu’on ne voit jamais, que nous Marocains pouvons tout à faire reconnaître puisque ces bidonvilles de la grande détresse existent ou ont existé à Casablanca et dans d’autres villes. C’est là où des réfugiés syriens, des migrants sans papiers, des personnes à qui on a tout volé se retrouvent dans un enfer qui ne laisse aucune place à l’espoir.

C’est de là que vient le petit Zain, douze ans, qui fuit sa famille qui a accepté de vendre sa sœur, le lendemain de ses premières règles, à peine plus âgée que lui, et qui décide de porter plainte contre ses parents pour l’avoir mis au monde. Cet enfant, réfugié syrien, ne joue pas, il incarne le destin de milliers d’enfants de sa condition. Arrivé au tribunal les menottes aux poignées, on est devant un adulte, une personne qui force le respect. Intenter un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde! Le philosophe roumain Cioran aurait beaucoup apprécié cette initiative, lui qui a écrit dans De l’Inconvénient d’être né : «Nous ne pardonnons qu’aux enfants et aux fous d’être francs avec nous…».

Le film puise sa force dans une vérité qu’on ne peut plus maquiller ou refuser de voir. Ce gosse va se débrouiller pour survivre, trouve refuge chez une Ethiopienne qui abandonne son bébé pour tenter de trouver du travail. Zain va s’occuper de l’enfant avec intelligence et détermination. La misère est méchante. La détresse est cruelle. Les objets changent de fonctionnalité. La vie quand elle est malheur permanent donne une énergie et une force à ceux qui tentent de lui résister. C’est ce qui arrive à Zain qui ira jusqu’au bout après avoir planté un couteau dans le ventre de son père, responsable de tous ces malheurs. Un homme pathétique, misérable, vidé par la misère de son humanité.

Nabil Ayouch nous avait bouleversé avec «Ali Zaoua, prince de la rue» (2000), film sur les enfants des rues à Casablanca. Là, Nadine Labaki va beaucoup plus loin. Son scénario, très bien structuré, épouse la réalité tout en étant une extraordinaire filière pour montrer les dessous de la misère la plus insoutenable. Il n’y pas de clichés, pas de bons sentiments, pas de pitié. La caméra, souvent à l’épaule, suit ce que Zain invente et joue comme si c’était sa propre vie, son destin qu’il vomit et qu’il nous donne à voir sans concessions.

Le film fait le procès, de manière indirecte, de la mondialisation, accuse sans le nommer ni le montrer le régime abjecte et criminel de Bachar al Assad, un chef d’Etat qui a massacré en toute tranquillité une grande partie de son peuple avec l’aide de la Russie et de l’Iran. Ceux qu’il n’a pas réussi à tuer, se retrouvent sur les routes mendiant un lieu où survivre et peut-être mourir.

Il faut aller voir ce film, dur, violent, cruel et tellement vrai. Le voir jusqu’au bout est une façon de rallier l’engagement de Nadine Labaki et de son équipe formidable. Nous sommes tous concernés par cette réalité dont on ne parle pas. Que ce soit à Casa, Alger ou Beyrouth, que ce soit au Caire ou à Bagdad, des enfants sont privés d’enfance et sont jetés dans la brutalité du monde où ils doivent se battre physiquement et moralement pour survivre, pour trouver un morceau de pain, un peu d’eau pour se laver, et peut-être un peu d’humanité pour ne pas crever comme des chiens.

La bonne nouvelle: après le succès du film à Cannes, le petit Zain et ses parents ont pu émigrer en Norvège où ils ont été accueillis avec générosité. Zain est à l’école. Ses parents ont trouvé un travail. Mais combien de Zain sont quotidiennement jetés dans ce monde sans pitié!

Par Tahar Ben Jelloun
Le 22/10/2018 à 10h59

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Vous avez mis le doigt, soyez en remercié, sur un vrai et vaste problème qui est celui du peu 'd'intérêt ' accordé à la petite enfance et aux jeunes de façon général, dans les pays pauvres en particulier, en raison de la misère des géniteurs ,sans doute, mais surtout de l'ignorance de ces derniers, n'ayant pas, svt des codes moraux auxquels se référer.. des valeurs humanistes, généreuses voire altruiste dans le sens de l'empathie envers son prochain. En mettant le doigt,donc, sur cette enfance de plus en plus volée, vous soulevez aussi le caractère très limité, réduit parfois à sa plus simple expression, des politiques des Etats en voie de développement, en matière d'aide et d'encadrement de la jeunesse, notamment au niveau des étapes cruciaux que sont un enseignement généralisé, de qualité, réfléchi et itératif (permettant des réorientations et des choix multiples du jeune, qui construira ainsi son avenir ) et bien sûr l'emploi, notamment pour les diplômés en croissance exponentielle, qui se retrouvent, après obtention de leurs diplômes, dans une précarité durable, du fait d'une société du chacun pour soi et l'orientation économique, voire la politique financière en place,dominée par des considération d'équilibres macroéconomiques,mais très peu des équilibres sociaux.Votre article s'inscrit donc pleinement dans le drame que vit la jeunesse et l'enfance dans les pays du moyen orient en guerre , également à Gaza ou des jeunes sont abattus pour s'être approchés d'un grillage, des vies volés sans nul autre procès, image désolante à chaque tuerie... Au fait, j'estime que la 1ère. place doit revenir à Ayouch car précurseur concernant l'enfance abandonnée. Il a été le premier ,avec un certain courage à produire ce film 'Ali Zaoua' qui a permis à la réalité des enfants des rues de Casablanca, livrés aux agressions sexuelles et au froid de pénétrer dans les foyers (film retransmis par la tv marocaine). Maintenant,le phénomène a pris une ampleur extra territorial puisque les enfants marocain, dits de la rue, sont à Paris ,et au delà, livrés aux stupéfiants, agressions sexuelles et à la vindicte des gens bien pensant.Or ces enfants- sont nos enfants- et une solution doit être trouvée à leur situation, auquel cas, les films de Ayouch et de Nadine Labaki n'auront pas été inutiles, ni votre article. Considérations distingués.

Grand respect Tahar Ben Jelloun...!

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