C’est une scène qui aurait pu faire partie d’une pièce de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco ou même de Roland Topor, connu pour son humour noir, son rire tonitruant et sa cruauté.
C’est l’histoire de deux frères tous les deux âgés de plus de 80 ans et atteints de la même maladie, Alzheimer. Ils ne se sont pas vus depuis trois ans. A l’approche du Ramadan, la famille a organisé une rencontre entre l’aîné et le cadet. Le plus âgé, qui vit à Malaga, arrive chez son frère. Il est hagard, marche difficilement, s’assoit en face de lui, il le regarde à peine. En fait ils sont face à face, ne se parlent pas parce qu’ils ne se sont pas reconnus. Chacun dans sa tête se demande qui est cet autre vieillard en face de lui. L’un des deux, a la main qui tremble. Aucune émotion sur le visage. Ils ont oublié qu’ils ont eu de la complicité, des différends, des disputes, des jeux, des aventures et beaucoup de fraternité. Tout a été effacé et cela à leur insu. Ils ne connaissent pas ce drame. Le drame est là, mais ils l’ignorent. Les membres de la famille assistent à la scène et ne savent qu’en penser. Ce n’est pas le moment pour se lamenter. Certains sont chagrins, tous embarrassés. Que faire? Que dire?
Deux immenses solitudes sont là sans savoir quoi ou qui attendre. L’aîné n’a pas fait de bonnes affaires dans sa vie. Son petit frère est au contraire un homme riche. Quasi analphabète mais riche. Plusieurs fois il a dû aider son aîné. Aujourd’hui il ne cesse de se demander quel est cet homme qui le regarde et dont il ignore tout. Il ajuste ses lunettes, tousse, boit une gorgée d’eau puis repart dans son monde. Apparemment il ne souffre pas. Il est là et ne sait pas pourquoi on l’a installé dans ce salon.
La scène a duré de longues minutes. On apporte le thé et les gâteaux. Là, ils boivent et mangent avec appétit. Ils ne se regardent plus, ils sont occupés à avaler les cornes de gazelle.
Tout d’un coup, un de leurs enfants pose la question à son père: «Tu sais qui est là ?»«Non !».
«C’est ton frère, mon oncle, Abdelhamid».
«Ah, oui, j’ai un frère et personne ne me l’a dit!».
«C’est le frère à qui tu as si souvent prêté de l’argent»
«De l’argent? Où ça?»
«Tu te souviens de lui, il a épousé la sœur de ta femme ; ce fut un grand mariage ; deux frères épousant deux sœurs».
«J’ai épousé ma sœur? Tu es le diable!»
Ce pourrait continuer ainsi et tourner à l’absurde et au grotesque.
Une femme, probablement la fille aînée du cadet, se met à parler:
«Mon père a ramassé des tonnes d’argent ; toute sa vie a été consacrée aux affaires ; il ne savait même pas à combien est estimée sa fortune, il a partout des maisons, des usines, des terrains, des magasins, des actions en banque, et puis il était radin, mais vraiment radin, il ne lâchait pas un centime, il fallait ruser avec lui pour lui soutirer un peu d’argent. Aujourd’hui, il ne sait pas où il est ni qui nous sommes. A présent, son argent ne lui sert à rien. Il est absent et fait pitié!».
Apparemment tout le monde attend sa mort. Il n’y a plus que sa forme physique. Aucune présence spirituelle. Il est ailleurs et personne n’est en mesure de le ramener à la vie active. Le frère moins aisé est dans la même situation. Quelqu’un a osé dire «Avec l’Alzheimer, au moins il oublie les dettes qu’il a accumulées ; là il est tranquille, il mange, il boit, il rote et s’endort sans prendre de somnifère!».
C’est à ce moment que le plus jeune des enfants s’en prend à la médecine et aux médicaments notamment les calmants et les somnifères.
Sa vieille mère, qui a toute sa tête résume la situation:
«Avant, notre mémoire nous jouait des tours, aujourd’hui avec tous ces médicaments, elle disparaît totalement ; c’est pour cela que jamais je n’ai pris de calmant ou de somnifère. Quand je veux dormir, j’écoute quelques versets du Coran psalmodiés par Abdessamad l’Egyptien et je pars dans un sommeil profond».
Un des petits enfants d’un des deux frères, étudiants se demande comment prévenir la maladie de la mémoire?
Sa grand-mère: «En priant Dieu»
Son père: «En faisant les mots croisés»
Son grand frère: «En faisant du sport intellectuel».
Les uns et les autres poursuivent leur discussion, oubliant que deux vieilles personnes étaient là, face à face, sans savoir où ils sont ni avec qui ils sont. Tout d’un coup, un enfant pousse un cri. Les deux hommes venaient d’uriner sans se rendre compte. Un liquide jaune ruisselle dans le salon. Il est temps de les ramener faire leur toilette dans la salle de bain. Là, deux hommes les emportent et plus personne ne parlent d’eux. La scène est terminée. Un sentiment de honte et de malaise règne dans la maison. Sans oser l’exprimer, les uns et les autres espèrent qu’une mort douce vienne les emporter dans un autre monde, loin du bruit et de la fureur des vivants.
Cela s’est passé la semaine dernière à Tanger, dans une belle maison face à la mer.