On lit avec agacement ce titre dans la presse économique:“Le fonds Averroès III de Bpifrance est sur les rails”. Averroès? N’est-ce pas le nom du plus subtil et du plus profond de nos philosophes ? L’agacement se change en franche irritation quand on parcourt le corps de l’article et qu’on s’aperçoit que la banque a créé ledit fonds spécifiquement pour la Méditerranée et l’Afrique.
En d’autres termes, un «communicant» parisien, le cigare au bec, les pieds sur le bureau, a dû s’exclamer, il y a quelques mois: «J’ai un contrat pour imaginer le nom d’un fonds d’investissement. Il nous faut un blaze qui fasse métèque, mais métèque intelligent ! T’as une idée, coco ?» Et l’autre communicant de répondre: «Ouais, attends, j’vais googler une liste de philosophes arabes, on en prendra un.»
Et c’est ainsi qu’Averroès est sorti du chapeau, devant Ibn Tofayl («trop compliqué, coco!») et Avicenne («çui-là, on le gardera pour une marque de produits diététiques – Avicenne, la vie saine, tu comprends? Génial, non ?»).
Ah ! Misère… Averroès III, dit comme ça, il y a sans doute des gens qui s’imaginent que c'est un pharaon, genre Aménophis IV ou Amenhotep II. Le comble quand on sait que notre Ibn Rochd était un cadi et que le mot ‘pharaon’ était à peu près la pire insulte pour ces Almohades puritains au service de qui il a consacré sa vie…
Vous me dites: «Mais il y a aussi des lycées qui portent le nom du grand philosophe!» D’accord, mais ce n’est pas la même chose: au moins, il s’agit de savoir et d’intelligence, pas de spéculation financière. Quant au lycée Averroès de Lille-Sud qui a eu des problèmes il y a quelques années, il semble que beaucoup de ceux qui y travaillent n’ont pas la moindre idée de ce qu’Averroès a vraiment écrit (il était quasiment agnostique, le père Ibn Rochd, le contraire d'un bigot…), sinon ils l’auraient promptement changé en ‘Ghazali’ ou ‘Ibn Taymiyya’.
«On entre dans un mort comme dans un moulin», déplorait Sartre dans son livre sur Flaubert. Où s’arrêtera le sans-gêne des communicants? A quand les slips Ibn Khaldoun, les scoubidous Mokhtar Soussi, les chewing-gums Ibn Arabi, les allumettes Rabi’a al-‘Adawiyya? Dans le décervelage universel que les Séguéla de tout poil mettent en œuvre avec une constance désespérante, il n’y a aucune limite, même pas celle du bon goût.
Mais il pourrait y en avoir une: la loi. Lançons dans ces colonnes une campagne pour protéger nos grands hommes de l’avidité grossière du «branding»! J’adresse personnellement un appel à notre ministre de la Culture pour qu’il publie une liste de patronymes prestigieux avec interdiction de les utiliser à des fins commerciales. Il y va de notre mémoire, de notre patrimoine, de notre identité - pas moins!