Dostoïevski a écrit ses Souvenirs de la maison des morts, chef-d’œuvre dans lequel il relate son expérience du bagne; quel écrivain marocain nous donnera ses Souvenirs de la mouqata’a? En lisant la semaine dernière, dans le360.ma, le billet de mon ami et collègue Karim Boukhari, une scène pénible m’est revenue en mémoire –je l’offre gracieusement au scribe qui se dévouera pour immortaliser les exploits de notre administration.
Après tout, Courteline est passé à la postérité en publiant Messieurs les ronds-de-cuir en 1893 –et qu’est-ce donc que ce livre sinon une série de scènes qui se passaient il y a un siècle dans l'équivalent parisien de la mouqata’a?
Voici donc la scène. Elle se passe il y a plusieurs années à Casablanca, dans le Maârif, alors que j'étais jeune ingénieur à l’OCP et que j’habitais dans une résidence appartenant à l’entreprise, boulevard Bir Anzarane.
J’avais besoin d’un document –je ne me souviens plus duquel, mais ç'aurait dû être une formalité. Tu parles! On me faisait aller et venir depuis des semaines. Il manquait toujours un papier, deux cachets, une apostille, trois paraphes, l’original, une griffe, l'âge du capitaine, une preuve, un demi-timbre, une attestation –vous vous souvenez du fameux “certificat de bonnes vie et mœurs“ qu’il fallait quémander au m’qadem, qui tenait séance au Café des Sports? On l’obtenait en lui graissant la patte; corrompre prouvait illico qu’on avait de bonnes mœurs. Étonnant, non?
Trop, c’est trop. Ce jour-là, je fus pris d’une telle fureur après le n-ième “Revenez demain” que je me mis à hurler, à les engueuler tous comme poisson pourri, avec comme lyrics: “Comment voulez-vous qu’on développe ce foutu pays avec des nullités comme vous?”
Le patron de la mouqata’a –j’ignore comment on appelle ce gus; disons: l’amiral?– l’amiral sortit précipitamment de son bureau, réveillé par mes hurlements, et vint aux nouvelles. Je lui expliquai que j'étais ingénieur OCP, que mon temps était précieux et que j’en avais assez de le perdre dans les couloirs poussiéreux de son terrier à courir après un parchemin évanescent.
C’est là que l’amiral fut magistral. Il cala sa voix de basse sur l’air du catalogue et me murmura, en pointant du doigt: «celle-ci, elle gagne 1000 dirhams; la brune là-bas, 700 dirhams; la rousse à lunettes, 900 dirhams; le Soussi, derrière le pilier, 1200 dirhams. Et toi, tu gagnes combien? 8000 dirhams, quelque chose comme ça, non? Et tu oses engueuler ces pauvres gens? Et tu voudrais qu’ils s'affairent dès que tu apparais? Comme si tu étais le seigneur du coin?»
Je fus tellement interloqué par ce raisonnement– comme dirait Paul Erdős, il était tellement absurde qu’il n'était même pas faux –que je ne sus que dire. L’amiral, l’œil sévère, attendait; attendait quoi? des excuses? Je rentrai chez moi –c'était en face– avec une furieuse envie de quitter le pays, d’aller vers des horizons sans mouqata’a.
Aujourd’hui on nous dit qu’il faut faire fructifier les talents et les compétences des cinq millions de Marocains du monde. D’accord; mais ce n’est pas la peine qu’ils rentrent si c’est pour qu’ils se perdent dans les labyrinthes de l’administration, houspillés par messieurs les ronds-de-cuir et snobés par mesdames les mâcheuses de chewing-gum.
Que faire, me dites-vous? Eh bien, dématérialisons tout ça! Désintégrons Bouazza! Dézinguons Daouia! La bureaucratie entièrement numérisée, voilà l’avenir.
Vous me dites: “quoi? Tu veux remplacer les gens par des robots?” Franchement, oui. A tout prendre, je préfère avoir affaire à un robot efficace qu'à un zombie de mouqata’a dont l’unique fonction semble être de faire perdre son temps au citoyen –qui n’en peut plus.