Il y a quelques semaines se sont tenues à Sierre, en Suisse, les dixièmes Rencontres Orient-Occident. Conférences, musique, récitals de poésie, débats… Les participants d’Europe et du monde arabe, ainsi que le public local, ont passé une semaine variée et enrichissante. Ce qui m’a frappé, c’est à quel point le Maroc était présent puisque la moitié des participants en étaient originaires, même si la plupart font partie de la diaspora. L’un enseigne et pratique la musique en Louisiane; un autre est professeur dans une grande université du nord de l’Europe; une troisième est poétesse à succès dans le bocage; untel est photographe de talent; unetelle a raté de peu le Goncourt; celui-là est chercheur à Lausanne…
Et maintenant que j’ai réussi à écrire tout un paragraphe sans parler de foot –pour faire plaisir à ceux qui se plaignent de notre nouvelle obsession– revenons à l’essentiel: le match de ce soir.
Après avoir regardé l’intense rencontre Argentine-Croatie au café Hamza à Benguerir– je veux dire, après l’avoir regardée à la télé, je ne prétends pas que ce match a eu lieu chez Hamza; même si la ville de Benguerir a beaucoup d’ambition, on n’en est pas encore là– bref, sur le chemin du retour, je vis soudain apparaître cette phrase dans le ciel serein et nocturne des R’hamna: «trois pays peuvent encore remporter la Coupe du monde 2022: l’Argentine, le Maroc et la France».
Même si, selon l’appréciation d’Arsène Wenger, «la France est archi-favorite»; même si, selon le Guardian, «Messi a rendez-vous avec l’Histoire»; même si, en fin de compte, nous finissons quatrième avec mille buts encaissés pendant les deux dernières rencontres, rien, absolument rien, ne pourra empêcher que pendant vingt-quatre heures cette phrase inouïe aura été aussi vraie qu’un théorème de mathématiques, aussi incontestable que la chute des corps, aussi irréfutable qu’un syllogisme aristotélicien: «trois pays peuvent encore remporter la Coupe du monde 2022: l’Argentine, le Maroc et la France».
Rien que pour ça, pour avoir pu prononcer pendant vingt-quatre heures cette phrase, à haute voix, sans que nul ne puisse la contester –ni jaloux, ni aigri, ni frère ennemi, ni vilain, ni ganache analphabète, ni coupeur de cheveux en quatre– il nous faut dire un grand merci aux joueurs et à leur entraîneur.
Revenu chez moi, je suis tombé de ma chaise, littéralement –aïe!– en lisant le dernier Bloc-Note du philosophe Bernard-Henri Lévy, dans l’hebdomadaire français Le Point. Il y évoque «le pied léger de Romain Saïss, les gestes ailés de Yassine Bounou, les coups de pied arrêtés de Hakim Ziyech…» J’ai appelé un ami pour qu’il me réveille. BHL parlant de Saïss, Bounou et Ziyech, et non pas de Hegel, Heidegger et Sartre? Je rêve? Mon ami me rappela pour me confirmer que l’article de BHL existait vraiment, qu’il n’était pas le fruit de mon imagination enfiévrée.
A partir de la semaine prochaine, on parlera d’autre chose. Mais on ne nous enlèvera jamais cela: nous sommes la génération qui a pu dire, la tête haute, pendant 24 heures: «trois pays peuvent encore remporter la Coupe du monde: l’Argentine, le Maroc et la France».
PS: Le correcteur me demande s’il doit garder le premier paragraphe. Mais oui, cher monsieur. Il y a un rapport avec le reste. La diaspora qui nous rend fiers ne se réduit pas aux footballeurs.